EXISTE-T-IL UNE LITTÉRATURE PROLÉTARIENNE ?
C’est une vraie question bien souvent négligée et surtout écrasée par la culture dominante bourgeoise. La culture prolétarienne sous toutes ses formes, a-t-elle et doit-elle exister ? La bourgeoisie comme classe montante aux 17ème et 18ème avait créé sa propre culture portant son idéologie, ses valeur contre celles des féodaux. C’était le reflet, plus ou moins radical, de sa position de classe, de ses intérêts de classe. Le prolétariat — c’est à dire les ouvriers et les petits employés — n’a-t-il pas développer sa propre culture? Ne doit-il pas continuer à le faire ? C’est ce dont Paule Lejeune (avec d’autres) va démontrer l’importance et la nécessité de la prolonger sous divers formes (romans, peintures, photos, musiques et chansons, théâtre, tags, etc)
Et si nous commencions par écarter le terme de littérature pour le remplacer par celui d’expression prolétarienne ? Car ce mot « littérature » clignote dans l’esprit des travailleurs comme synonyme d’artificiel, de non lié au réel quotidien. D’autre part, il nous oriente vers une certaine spécialisation culturelle et privilégie la chose écrite, c’est-à-dire le produit même du langage des notables et non celui des masses.
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RELÉGUER LES MASSES DANS LES SOUTERRAINS DU TRAVAIL MANUEL.
Questions : Peut-il exister une expression culturelle prolétarienne dans une société capitaliste ? Les travailleurs ont-ils la possibilité, le loisir et le droit de prendre une plume, un pinceau, une camera ? Trouvent-ils ensuite des structures d’accueil pour faire connaître et diffuser leur produit artistique ?
Les réponses à ces questions sont nécessairement négatives. En effet, un travailleur, qu’est-ce que c’est dans la société de profit qui est actuellement la nôtre ? Rien d’autre qu’un instrument de plus-value, dont la classe dominante essaie de tirer le plus possible pour le rejeter ensuite et en prendre un plus neuf, plus résistant. Cela se traduit concrètement au fil de l’histoire d’abord par des journées interminables dans le bagne de la fabrique ou de l’usine, puis par des cadences de plus en plus rapides concernant un travail de plus en plus parcellisé.
Et le savoir ? Le travailleur en a-t-il part égale dans cette société qui pourtant inscrit à ses frontispices « Liberté, Égalité, Fraternité » ?
La bourgeoisie qui a perçu très vite le danger de l’instruction aux mains des prolétaires a pris soin de la leur dispenser au compte-gouttes. Dés 1811, un décret napoléonien prescrit : « les inspecteurs d’académie veilleront à ce que les maîtres ne portent point leur enseignement au-dessus de la lecture, de l’écriture et de l’arithmétique ».
N’est-ce point, grosso modo, le minimum dispenser actuellement dans les écoles primaires et dans les C.E.T., avec quelques matières nouvelles pour maquiller l’indigence du programme ou pour mieux préparer le futur producteur à s’insérer dans « la machine à plus-value » ?
D’ailleurs la bourgeoisie construit toute son idéologie en écartant l’égalité et en instaurant une race de grosse têtes (la très faible minorité) et une race de grosses mains besogneuses (l’immense majorité). On ne peut être plus cyniquement clair qu’un Renan lorsqu’il écrit : « Le grand nombre doit penser et jouir par procuration. La masse travaille, quelques-uns remplissent pour elles les hautes fonctions de la vie ; voilà l’humanité. ». Et il ajoute –mais alors là il se trompe lourdement : « Si on veut changer, personne ne vivra ».
Deux mille quatre cent ans avant lui, et à 10 000 kilomètres de distance, Confucius, le grand penseur de la classe dominante chinoise, tranchait du même ton péremptoire : « Deux choses sont immuables, l’intelligence des hommes bien nés et le stupidité des roturiers. »
L’ENCENSOIR DE LEURS ÉLOGES.
Il est quasiment inutile d’insister sur le fait que la classe dominante réserve ses structures d’édition, de communication, de publicité, de diffusion aux seuls artistes qui soient susceptibles d’agiter sous son nez l’encensoir de leurs éloges ou, à la rigueur, de proposer une vision critique de la société- mais cela au nom même de la conception bourgeoise du monde ce qui est, par exemple, le cas de Zola.
Reléguer les masses dans les souterrains du travail manuel, répétitif et d’une rentabilité toujours accrue ; réserver les hautes sphères du culturel à une poignée d’artistes, d’intellectuels à son service, c’est bien l’idéal dont n’a cessé de rêver la classe dominante.
DES ELEMENTS DE CULTURE DÉMOCRATIQUE ET SOCIALISTE.
Mais la concentration industrielle permet aux ouvriers de prendre conscience de leur force et du levier formidable que constitue leur action, si elle est organisée, unifiée. L’exploitation et l’oppression patronales aiguisent la volonté de lutte des exploités, des opprimés, développent en eux une critique virulente de la société qui les broie, en même temps qu’une reconstruction d’un monde de vraie justice, de vraie liberté, où le travail conjugué du cerveau et de la main serait au service du plus grand épanouissement de tous et où s’effectueraient une réappropriation globale de tous les domaines de la vie.
Et c’est en effet dans les phases de lutte soit ponctuelle comme une grève, soit généralisée (insurrection, révolution, prise de pouvoir), soit dans des phases de préparation à cette lutte que se multiplient les manifestations d’expression prolétarienne.
Par exemple, pendant la révolution de 1789, en France, il y a une floraison de clubs ou viennent prendre la parole des travailleurs qui, le plus souvent, approfondissent l’idée de liberté, d’égalité, pour dénoncer le caractère bourgeois des réformes.
Avant 1848, les ouvriers s’approprient un nouveau moyen d’expression-communication, en créant des journaux, comme « L’Atelier », gérés et dirigés par eux.
Dans les années qui précédèrent la Commune de 71, il se produisit une prise de parole et de plume de plus en plus fréquente et de plus en plus avancée des masses travailleuses. Ainsi, lors de la grève du Creusot, en 1870, les ouvrières lyonnaises – qui venaient elles-mêmes de mener une grève dure mais victorieuse – envoient aux femmes de mineurs un appel d’une vigueur et d’une justesse dignes d’avoir accès à tous les manuels de littérature (si ces derniers n’étaient pas fabriqués par la bourgeoisie !)
On retrouve la même densité, le même mouvement interne dans la défense qu’Eugène Varlin, ouvrier relieur, soutint au nom de ses camarades co-inculpés, lors du procès attenté à la Première Internationale. Le temps d’une seule page est concentré de façon saisissante la vie d’exploitation et de lutte quotidiennes des masses.
Il y aurait toute une étude à faire sur la véritable explosion culturelle pendant les quelques semaines de la Commune de Paris : journaux, brochures, pétitions, affiches, discussions au sein de nombreux clubs et comités où étaient débattus les problèmes majeurs d’une destruction-reconstruction du monde. On y parlait du travail, de l’enseignement, de l’Église, des rapports familiaux, du rôle des femmes…
CONTRIBUER A DÉTRUIRE LES INIQUITÉS DU VIEUX MONDE.
Parfois également des travailleurs isolés prennent la plume. La plupart du temps à la fin d’une longue existence de prolétaire obligé d’aller d’un métier ou d’un pays à l’autre pour trouver du travail et donc riche d’un vécu d’exploitation et de contestation de cette exploitation. Ils ne se mettent pas à écrire d’ailleurs par démangeaison individualiste, mais parce qu’ils pensent apporter un témoignage utile à leur classe.
« Il est urgent que tous ceux qui travaillent et souffrent des vices de l’organisation sociale ne comptent que sur eux-mêmes pour se tirer d’affaire et se créer un présent et un avenir meilleurs par la solidarité, » écrit en 1887 Norbert Truquin, l’un de ces écrivains prolétariens. Et il ajoute : « Il importe que chacun d’entre eux apporte sa pierre à l’édifice commun, en publiant ses notes, ses cahiers, ses mémoires, en un mot toutes les iniquités du vieux monde et a hâter l’avènement de la révolution sociale. »
Parmi ces isolés qui, au milieu d’énormes difficultés, sont arrivés à publier un livre, citons le compagnon menuisier Agricol Perdiguier ; le maçon Martin Nadaud ; l’homme de tous les métiers, Norbert Truquin ; la syndicaliste américaine Mary Jones.
Et, comme le dit Lénine, puisqu’il existe « une classe laborieuse et exploitée dont les conditions de vie engendrent forcément une idéologie démocratique et socialiste », il existe aussi « des éléments même non développés d’une culture démocratique et socialiste. »
UNE SAISIE INTERNE ET GLOBALE DU RÉEL.
Ce qui nous frappe dans cette expression prolétarienne, c’est qu’elle entre dans la pâte même du réel, ou plutôt qu’elle part de cette pâte qui est le vécu de ceux qui prennent la plume. Nul besoin pour eux de constituer un dossier, d’aller quelques jours « sur le terrain, » comme se crurent obligés de le faire les romanciers réalistes ou naturalistes (Flaubert, Goncourt, Zola,..)
Le sujet du livre est dans les bras, dans le cœur, dans la tête de ceux qui écrivent. Cette saisie interne du réel permet une justesse de vocabulaire, une économie de moyen stylistique, une dynamique de la phrase liée à la colère, à la haine de classe qui anime l’écrivain.
UNE LITTÉRATURE DITE PROLÉTARIENNE.
En dehors des cas isolés et peu nombreux, en dehors de périodes aiguës de lutte, peut-il y avoir un véritable essor de l’expression prolétarienne ? Répondre par l’affirmative, ne serait-ce point alors penser que l’on peut faire l’économie d’une révolution, la libération des superstructures impliquant celle des structures ?
Et pourtant, dans les années 1930, en France, il eut une sorte d’école qui revendiqua l’étiquette de « littérature prolétarienne » et publia un certain nombre de romans. Mais il suffit de regarder d’un peu prés les produits de cette école et ses prises de position répétées pour mettre en doute le caractère prolétarien de cette expression. « L’authenticité » réclamée par ces écrivains est liée fondamentalement à sa position de classe. De plus, ils élèvent, avec énergie, une barrière entre le politique, – le marxisme, comme disent certains avec dédain – et le domaine artistique, ce qui est justement la conception bourgeoise de la littérature et de l’art en général.
Certes il y a des éléments positifs dans ce remous de littérature dite prolétarienne : élargissement de l’investigation culturelle au monde des travailleurs ; réappropriation de l’expression écrite par des gens d’origine modeste, parfois même ouvrière et qui n’étaient pas passés par le moule de l’enseignement universitaire. Mais, malgré tout, cette production reflète d’abord la ligne réformiste qui court dans la classe ouvrière dans un bastion de l’impérialisme comme la France.
Et le meilleur signe de caractère de non-rupture de cette littérature, c’est quelle a pu se développer, trouver des moyens d’édition et de diffusion, ainsi qu’un écho assez large dans la presse. Dans la conjoncture socio-économique des années 1930, n’était-il pas en effet bénéfique pour le pouvoir en difficulté de voir s’exprimer des travailleurs qui revendiquaient l’authenticité de leur production au nom de leur origine et non de leur position de classe et précisaient leur intention de rester dans le domaine littéraire ?
ET DE NOS JOURS QUE SE PASSE-T-IL ?
De nos jours, l’expression prolétarienne est contrainte de se réfugier dans des genres pouvant se développer en marge de la structure économique-culturelle de la société actuelle : des saynètes, des affiches, des tracts, des chansons, surtout au moment de luttes dures (LIP, Cerisay, etc.)
Et, lorsque les éditeurs semblent ouvrir largement leur porte aux travailleurs en créant des collections dites « de témoignage », ils effectuent en réalité à l’entrée un tri certain. Ainsi pour les immigrés la porte a été — ô merveille ! entr’ouverte. Mais c’est à Mohamed qui, dans son « Journal », paru au éditions Stock, est toujours preneur de n’importe quel boulot pour faire le plus d’argent possible, se refusant bien entendu à toute action politique ; en somme l’immigré idéal pour le patronat !
Un autre. C’est Ahmed (« Une vie d’algérien, est-ce que ça fait un livre que les gens lisent ? »). Malgré ce titre prometteur, c’est encore de l’eau au moulin idéologique de la bourgeoisie ! Ahmed, eh bien ! au moment de la guerre d’Algérie, il a été aux côtés des Français et dans le livre il joue le rôle, pittoresque, du conteur arabe ; il dit, par exemple, des phrases comme : « J’aime l’amour, j’aime les femmes, y’a que ça, c’est mon agriculture. »
Certes il peut se créer, de façon ponctuelle, des structures susceptibles d’accueillir une production prolétarienne ou au service du peuple ; sous forme de revue comme « Le peuple français », ou d’association-d’édition comme « Le peuple prend la parole », dont l’objectif n’est pas le profit, mais la diffusion d’une culture de classe.
Mais dans le contexte actuel, ces sortes d’entreprises se heurtent à de grosses difficultés, au niveau de la diffusion en particulier puisque dans ce domaine comme dans les autres les leviers sont aux mains des monopoles. C’est malgré tout la voie à suivre, cette lutte d’appropriation du terrain culturel. Il faut l’aider à se multiplier et faire connaître ces éléments d’une culture alternative, prolétarienne.
DES HOMMES QUI, ENTRE AUTRES, FONT DE LA PEINTURE.
Mais il est bien évident que c’est seulement après la révolution et la prise du pouvoir par ceux qui produisent que la littérature et l’art pourront vraiment devenir prolétariens.
La parcellisation, la division du travail manuel et intellectuel tendant à disparaître dans la société socialiste, l’homme tend à devenir cet « individu intégral » dont parle Marx, « qui sache tenir tête aux exigences les plus diversifiées du travail et ne donne dans des fonctions alternées qu’un libre essor à la diversité de ses capacités naturelles ou acquises ».
Et l’on peut se tourner, par exemple, vers la République Populaire de Chine où se trouve quotidiennement illustré cet énoncé de Marx : « Dans une société communiste, il n’y a pas de peintre, mais au plus des hommes qui, entre autres, font de la peinture. » Pour rester dans ce domaine des arts graphiques, regardons ce qui se passe dans le district de Hou-Sien. Des centaines de paysans et, bien entendu, de paysannes chaque jour posent leur houe, descendent de leur tracteur, pour « faire, entre autres, de la peinture ».
Et c’est une production qui possède bien les caractéristiques de l’expression prolétarienne : densité, communicabilité, adéquation du contenu et de la forme, dynamique interne. Mais ce qui apparaît davantage, ce qui éclate dans ces toiles et c’est normal puisque la révolution a été faite et que le pouvoir appartient aux travailleurs – c’est la joie de vivre. La joie de vivre une existence de plus en plus libérée, de participer pleinement à des activités collectives non plus extérieures à l’homme et castratrices comme dans la société capitaliste, mais mobilisant à tous les instants la créativité, la responsabilité.
BONS SENTIMENTS ET LITTÉRATURE.
« On ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments », écrivait André Gide.
Tout dépend de ce qu’on appelle « bons sentiments ». S’il s’agit de ceux qu’essaie de nous inoculer la bourgeoisie : travail salarié, patrie pourvoyeuse de guerres à répétition… il est bien normal que cela ne débouche que sur une littérature gluante d’hypocrisie ou bourrée de stéréotypes.
Mais s’il s’agit d’exprimer une conception prolétarienne du monde où, une fois les chaînes et les carcans arrachés, peut se vivre une existence sous le signe de la transformation et de la créativité, on aboutit alors à une dynamique, à une justesse d’expression qui est le propre de la « bonne » littérature prolétarienne.
PAULE LEJEUNE., décembre 1975.
ANNEXE (1)
LITTÉRATURE PROLÉTARIENNE ET TEMPS FORT DE L’AFFRONTEMENT DE CLASSE :
TEXTE A L’APPUI.
Lors du second procès attenté à la section parisienne de la Première Internationale, l’ouvrier relieur Eugène Varlin synthétise la vie d’exploitation et de lutte du prolétaire (1868).
Il naît dans la misère, formé d’un sang appauvri, quelquefois souffrant de la faim, mal vêtu, mal logé, séparé de sa mère, qui doit le quitter pour aller au travail, croupissant dans la malpropreté, exposé à mille accidents, prenant souvent dès l’enfance le germe des maladies qui le suivront jusqu’au tombeau.
Dés qu’il a la moindre force, à huit ans, par exemple, il doit aller au travail dans une atmosphère malsaine, où, exténué, entouré de mauvais traitements et de mauvais exemples, il sera condamné à l’ignorance et poussé à tous les vices. Il atteint l’age de son adolescence sans que son sort change. A vingt ans, il est forcé de laisser ses parents, qui auraient besoin de lui, pour aller s’abrutir dans les casernes ou mourir sur les champs de bataille, sans savoir pourquoi. S’il revient, il pourra se marier, n’en déplaise au philanthrope anglais Malthus et au ministre français Duchâtel, qui prétendent que les ouvriers n’ont pas besoin de se marier et d’avoir une famille, et que rien ne les oblige à rester sur la terre quand ils ne peuvent pas trouver le moyen de vivre.
Il se marie donc ; la misère entre sous son toit, avec la cherté et le chômage, les maladies et les enfants. Alors si, à l’aspect de sa famille qui souffre, il réclame une plus juste rémunération de son travail, on l’enchaîne par la faim comme à Preston ; on le fusille comme à la Fosse Lépine ; on l’emprisonne comme à Bologne ; on le livre à l’état de siège comme en Catalogne ; on le traîne devant les tribunaux comme à Paris…
Ce malheureux gravit son calvaire de douleurs et d’affronts ; son age mûr est sans souvenirs, il voit la vieillesse avec effroi ; s’il est sans famille ou si sa famille est sans ressources, il ira, traité comme un malfaiteur, s’éteindre dans un dépôt de mendicité. Et pourtant cet homme a produit quatre fois plus qu’il n’a consommé.
ANNEXE (2)
APPEL DES OUVRIÈRES LYONNAISE AUX FEMMES DE MINEURS DU CREUSOT (13 avril 1870)
« Citoyennes,
« Votre attitude ferme et énergique, en face des insolentes provocations de la féodalité du jour, est vivement appréciée par les travailleurs de tous les pays et nous éprouvons le besoin de vous adresser nos félicitations.
« Ne faiblissez pas, citoyennes ; montrez à cette aristocratie impudente et rapace que les exploités, aujourd’hui unis et solidaires, ne se laisseront plus intimider par ses odieux procédés ; on peut, encore aujourd’hui, les affamer, les emprisonner, mais non pas les dompter, car ils savent que la dernière victoire leur appartient.
« Ce jour-là, les oppresseurs de toutes races auront accumulé tant de griefs, soulevé tant d’indignation, que, sans être prophète, on peut prévoir une éclatante revanche.
« Et cependant, nos gouvernants pouvaient parer à ces éventualités, en acceptant les réformes sociales et économiques, à mesure qu’elles s’imposaient. Mais non ! pour régler les différends entre les exploiteurs et les exploités, entre les parasites et les producteurs, l’empire n’a rien trouvé de mieux que le chassepot, qu’il vient de mettre à la disposition de la classe des capitalistes, sa complice et son alliée, et celle-ci, derrière un rempart de 800 000 poitrines de soldats, jette insolemment le défi au monde travailleur !
« Eh bien ! le défi est relevé, la guerre est désormais déclarée et elle ne cessera que le jour où les mineurs pourront dire : A nous les mines !, les cultivateurs : A nous la terre !, et les ouvriers de tous les métiers : A nous l’atelier !
« Vous le voyez, amies, cette lutte que vous soutenez si vaillamment, n’est que la première phase d’une révolution économique et sociale gigantesque, dont l’histoire n’offre aucun exemple, car sa devise est : Plus d’exploiteurs, rien que des travailleurs !
« Permettez-nous un conseil, citoyennes : vous êtes énergiques, n’oubliez pas que vous êtes des filles du peuple, mères de famille, Parlez le langage de la vérité aux soldats qui vous entourent, victimes du malheur, courbés comme vous sous le joug du despotisme. Dites à ces malheureux enfants du peuple, que ces hommes qu’ils ont l’ordre de poursuivre, ne sont pas, comme on le leur fait entendre, des fauteurs de troubles, gens suspects, soudoyés par un parti politique quelconque, mais bien vos pères, vos frères, vos époux, vos amis, d’honnêtes citoyens, leurs frères dans l’ordre social, et n’ayant commis d’autre crime que celui de revendiquer le droit le plus sacré de l’homme, celui de vivre en travaillant. De telles paroles, soyez-en certaines, les impressionneront, les feront réfléchir sur le triste rôle qu’on leur impose vis-à-vis de vous, et si vous parvenez à gagner à la cause des opprimés, qui est la leur, les cinq mille soldats campés au Creusot, vous aurez bien mérité du prolétariat.
« Et maintenant, citoyennes, en attentant le triomphe de la cause des travailleurs, nous vous serrons fraternellement les mains et vous crions : Courage et espoir.
ANNEXE (3).
MANIFESTE DU COMITE CENTRAL DE L’UNION DES FEMMES (6 mai 1871.)
Au nom de la révolution sociale que nous acclamons, au nom de la revendication des droits du travail, de l’égalité et de la justice, l’Union des Femmes pour la défense de Paris et les soins aux blessés proteste de toutes ses forces contre l’indigne proclamation aux citoyennes, parue et affichée avant-hier, et émanant d’un groupe anonyme de réactionnaires.
Ladite proclamation porte que les femmes de Paris en appellent à la générosité de Versailles et demande la paix à tout prix… La générosité de lâches assassins ! Une conciliation entre la liberté et le despotisme, entre le peuple et ses bourreaux !
Non, ce n’est pas la paix, mais bien la guerre à outrance que les travailleuses de Paris viennent réclamer ! Aujourd’hui, une conciliation serait une trahison !… Ce serait renier toutes les aspirations ouvrières, acclamant la rénovation sociale absolue, l’anéantissement de tous rapports juridiques et sociaux existant actuellement, la suppression de tous les privilèges, de toutes les exploitations, la substitution du règne du travail à celui du capital, en un mot, l’affranchissement du travailleur par lui-même !…
Six mois de souffrances et de trahison pendant le siège, six semaines de lutte gigantesque contre les exploiteurs coalisés, les flots de sang versés pour la cause de la liberté sont nos titres de gloire et de vengeance !… La lutte actuelle ne peut avoir pour issue que le triomphe de la cause populaire… Paris ne reculera pas, car il porte le drapeau de l’avenir. L’heure suprême a sonné… Place aux travailleurs, arrière à leurs bourreaux !… Des actes, de l’énergie !…
L’arbre de la liberté croît arrosé par le sang de ses ennemis !… Toutes unies et résolues, grandies et éclairées par les souffrances que les crises sociales entraînent toujours à leur suite, profondément convaincues que la Commune, représentante des principes internationaux et révolutionnaires des peuples, porte en elles les germes de la révolution sociale, les femmes de Paris prouveront à la France et au monde qu’elles aussi sauront, au moment du danger suprême, — aux barricades, sur les remparts de Paris, si la réaction forçait les portes — donner comme leurs frères leur sang et leur vie pour la défense et le triomphe de la Commune, c’est-à-dire du peuple !
Alors, victorieux, à même de s’unir et de s’entendre sur leurs intérêts communs, travailleurs et travailleuses, tous solidaires, par un dernier effort anéantiront à jamais tout vestige d’exploitation et d’exploiteurs !
VIVE LA RÉPUBLIQUE SOCIALE ET UNIVERSELLE !….
VIVE LE TRAVAIL !……..
VIVE LA COMMUNE !……..
Paris, le 6 mai 1871. La commission exécutive du Comité Central,
LE MEL.
JACQUIER.
LEFEVRE.
LELOUP.
DMITRIEFF.