7 novembre 2024

Immigration: J.Lancier polémique avec F.Héran

Combien d’étrangers et d’immigrés en France aujourd’hui ? Qui sont-ils ? Clandestins, réfugiés, exilés… quels sont leurs différents statuts ? D’où viennent-ils ? Que coûtent-ils ? Qu’en est-il du « grand remplacement » ? Du droit du sol ? Du droit du sang ? De la menace de l’islam ? etc. Un travail argumenté, étayé par les faits et chiffres les plus actuels pour situer la place des immigrés en France, en Europe et dans le monde. Replacer les travailleurs immigrés dans le processus de production capitaliste. Disqualifier ainsi les discours de l’extrême droite et contribuer à l’unité des immigrés et des natifs. Jacques Lancier, l’auteur de « ÉTRANGERS, IMMIGRÉS, BIENVENUE ! Vous aussi êtes ici chez vous », mène une juste polémique  à propos du livre de F. Héran: « Immigration le grand déni ».

François Héran, démographe, expert en particulier des questions d’immigration vient de publier au Seuil le livre « Immigration le grand déni », 15 jours après mon propre livre « Étrangers, immigrés, Bienvenue ! Vous aussi êtes ici chez vous». Les lecteurs des deux ouvrages y verront des similitudes à la fois sur les thèmes, les faits, les statistiques, les exemples présentés.

La base factuelle est identique. Cependant les deux textes ne font pas double emploi. D’une part le texte de F. Héran, fort de sa longue expertise sur le sujet et de son meilleur accès aux dernières statistiques, apporte des éléments décisifs plus actuels qui confortent encore plus solidement les mêmes constats. La lecture de son livre est indispensable à toute personne abordant le sujet de l’immigration, en particulier les parlementaires qui se pencheront sur le sujet lors de la discussion du projet de loi Darmanin Dussopt sur l’immigration. Le livre de F. Héran est plus solide et plus tranchant que ses livres précédents sur la question, bien que son périmètre reste pour l’essentiel celui du projet de cette loi française. Le livre « Etrangers… » conçu avant la connaissance du projet de loi, et qui prenait déjà en compte trois des livres précédents de F. Héran, a lui un caractère de classe et un angle international affirmé. C’est ce qu’illustrent déjà les couvertures : neutre pour celle de F. Héran, photo de manifestation de sans papier pour l’autre. Qui plus est une photo de la  manifestation pour la journée internationale des migrants, et prise par l’auteur !

 

Exemple de l’approche différente des deux textes : François Héran rappelle que les immigrés constituent 12% de la population française – 25% avec la seconde génération – il ne souligne pas qu’ils constituent 20 à 40% (en incluant la 2ème génération) des classes populaires. Les immigrés sont une composante essentielle du peuple et luttent avec lui. Ils ne sont pas avant tout des victimes ou un objet sociologique. Ayant un point de vue purement hexagonal, F. Héran ne cite qu’incidemment le fait que l’immigration internationale, celle sur laquelle il se concentre car la seule concernant la France, ne constitue qu’un quart des migrations dans le monde.  Les 3/4 des migrants  sont des migrants internes à leur propre pays, comme en Chine ou en Inde. Mais ce faisant F. Héran s’empêche de percevoir que les migrants internationaux ne sont qu’une partie d’un phénomène d’immigration plus large. Qu’ils sont en quelque sorte  un détachement en Occident de la classe ouvrière mondiale qui se trouve aujourd’hui majoritairement dans les pays du Sud.

Mieux comprendre l’immigration….

L’absence d’analyse de classe et d’angle international ne permet pas à F. Héran de saisir dans toutes ses dimensions le phénomène majeur global qu’est l’immigration ouvrière. Titre du premier chapitre : « l’irrésistible montée de l’immigration… ». L’immigration « C’est une lame de fond », « Elle s’inscrit dans un mouvement planétaire auquel la France peut difficilement échapper»,  « Le caractère inéluctable de la montée de l’immigration et de l’asile est un diagnostic que les acteurs politiques ont du mal à admettre ». « « La question n’est pas de savoir si (la demande d’asile) a augmenté et pourquoi -la hausse était inévitable- » etc. L’immigration c’est un fait c’est tout ! dit-il en quelque sorte. D’où aussi le titre de l’un de ses ouvrages précédents : « Avec l’immigration » dans le sens  « il faut faire avec »,  et où il disait déjà «  nous n’avons plus à être pour ou contre l’immigration… elle fait partie du paysage ordinaire ». Mais pourquoi ?  Il n’en expose pas les raisons. Il n’essaie pas de mettre en lumière ce fait tout aussi évident que la poussée de l’immigration est la conséquence d’une certaine étape du développement du capitalisme. Étape qui exige d’organiser l’exode rural dans le monde entier pour alimenter les usines en main d’œuvre. C’est la conséquence de l’organisation de la production capitaliste optimisée à l’échelle mondiale. Les inégalités inhérentes à ce système, en polarisant les richesses entre quelques mains, et dans quelques régions du monde, accentuent à la fois cette pression et cette envie de migrer.

…pour mieux combattre l’Extrême droite

En ne cherchant pas à mettre à jour les causes profondes des migrations et leur caractère de classe F. Héran se met en difficulté vis-à-vis d’un de ses  objectifs, objectif qui est d’ailleurs commun aux deux livres : combattre les thèses de l’extrême droite. L’immigration étant un fait qui s’impose à tous, sans nécessité qu’on en détaille les ressorts, l’argument principal de F. Héran face à l’extrême droite est que l’expérience a montré qu’aucun pouvoir n’a pu la freiner. Que ce pouvoir ait été de droite ou de gauche, de Mitterrand à Macron, en passant par Chirac, Sarkozy et Hollande. Donc l’extrême droite ne pourra faire « mieux ». « Comment croire qu’une immigration irrépressible soit répressible à volonté ? » demande t-il.

Ce raisonnement est dangereux car l’extrême droite peut le retourner : c’est « parce que tous les autres ont failli qu’il faut nous essayer ».  Or la raison profonde pour laquelle l’extrême droite ne pourrait pas elle non plus réduire l’immigration, c’est qu’elle défend la même organisation capitaliste que ceux qui avant elle, Sarkozy hier, Darmanin aujourd’hui, ont prétendu le faire.  C’est qu’au fond Marine Le Pen, comme le dit François Ruffin, n’est que « l’autre candidate des riches ». Et que « les riches » qui bénéficient et gèrent le capitalisme ont et auront besoin de la main d’œuvre immigrée pour maximiser leurs profits. C’est cette organisation capitaliste et ses conséquences, inégalités, famines, dévastations écologiques, guerres, qui crée les migrations. Il y a donc toujours contradiction entre les discours protectionnistes, nationalistes, racistes, anti immigrés et le fait qu’il faut des bras pour ramasser les récoltes, aider les malades, construire les maisons et les usines et se faisant accumuler les profits… La réalité finit par s’imposer.

Ménager l’état nation, même impérialiste, et les religions  

Les approches différentes des deux textes, sur un constat pourtant commun, se retrouvent sur d’autres points. Le texte de F. Héran se présente comme un conseil à la classe dirigeante française pour gérer l’immigration de façon plus optimale. Il approuve le coté Dussopt du projet de loi Darmanin, « la régularisation des étrangers dans les métiers en tension » car il s’agit « de répondre aux demandes des employeurs » et comme le dit le ministre du budget Gabriel Attal qu’il cite positivement : « Une partie de notre économie tourne aujourd’hui grâce à l’immigration ». F. Héran se félicite que les « passeports talents » soient devenus efficaces à partir de 2016. Il se démarque des « pourfendeurs du brain drain », ceux qui comme nous se désolent que les pays du Sud soient privés de leurs talents par les pays riches. « Pourquoi imposer au technicien afghan un obstacle linguistique ? ». « On ne peut pas à la fois défendre une vaste sphère francophone et empêcher les étudiants étrangers de séjourner en France». Ou encore « Réduire l’attractivité de Mayotte est donc une tâche impossible pour la France sauf à se retirer de l’ile. ». Rendre Mayotte aux Comores lui parait inenvisageable? F. Héran n’est pourtant pas dupe du caractère relatif de l’état nation, il parle ainsi des « frontières mobiles de l’identité nationale », mais il ne peut envisager de s’écarter de ce cadre national : « Je ne plaide pas pour l’abolition des frontières », « Je n’adhère pas à l’idéologie anarchiste ou libertarienne des No Border » proclame-t-il encore. Gestion pragmatique de l’impérialisme français comme il va : «  L’objectif n’est pas d’ouvrir les frontières à tous vents mais de prendre réellement notre part dans l’accueil des migrants et des exilés, à la hauteur du poids démographique, économique et juridique de la France dans l’ensemble des démocraties libérales du continent européen ».

Face à l’extrême droite beaucoup de ses arguments sont du type : l’immigration n’est pas aussi forte qu’on le dit, elle ne progresse pas autant que ça, la France n’est pas aussi attractive que vous le pensez etc. Pas fier de l’immigration F. Héran ! un peu timide, un peu honteux, il fait écho aux positions de la gauche qui réclame le droit de vote pour les étrangers, mais attention ! pour les élections locales, pas pour celles qui comptent vraiment!

Pour F. Héran les religions également sont à ménager, en particulier la religion musulmane dont on ne peut envisager que les immigrés qui y sont soumis se libèrent un jour.   « Il faut veiller à ce que les adeptes de toutes les religions intègrent au mieux les valeurs universelles » souhaite-t-il. Souhait pieux tant  « religions » et « valeurs universelles » sont des oxymores ! Il y a là une complaisance pour les deux facteurs majeurs de division de la classe ouvrière : les états nations et les religions que le livre « Etrangers… » dénonce au contraire.

La faiblesse du  droit.

Pour gérer correctement l’immigration et contenir les projets de l’extrême droite F. Héran on l’a vu fait appel au « poids… juridique de la France »: la  déclaration des droits de l’homme, les différents traités internationaux signés par la France etc. Mais cette ligne de défense parait faible également car l’expérience historique nous montre que l’extrême droite ne s’embarrasse pas de ces considérations juridiques. Les pays démocratiques non plus d’ailleurs ! trop d’exemples concernent les Etats Unis, la France ou Israël. En Grande Bretagne, pays initiateur du capitalisme, pays du droit par excellence, pays des libertés individuelles,  le premier ministre  Rishi Sunak vient d’annoncer un projet de loi supprimant le droit d’asile ! L’extrême droite européenne prend pour appui et exemple les politiques racistes des sociaux-démocrates danois ! Les notions de droits de l’homme, de déclarations universelles, et des traités internationaux les mettant en œuvre, sont nés avec le capitalisme et les révolutions bourgeoises. Elles ont constitué un progrès indéniable, aussi bien pour l’état de droit que pour les libertés individuelles y compris, ou plutôt surtout, dans leur aspect formel, ce qui reste une composante nécessaire d’un projet de société plus juste. Mais appuyés sur un système inégalitaire, et qui l’est de plus en plus, ces contraintes juridiques ont révélé leurs limites. Le droit, des institutions juridiques, des traités internationaux solides exigent d’être légitimes, et donc d’être basées sur un système égalitaire. Pourtant F. Héran dénonce « l’héritage du communisme, qui a muré les peuples pendant 40 ans et les a empêché de se familiariser avec la présence de l’étranger ». Il est vrai que beaucoup d’expériences communistes ont mal tourné, mais c’était dans des pays arriérés, soumis à des blocus terribles qui ne permettaient pas l’ouverture sur l’étranger. Par ailleurs ces tentatives communistes ont néanmoins été aussi le socle de la victoire contre le nazisme, et un soutien à l’émancipation des peuples de l’oppression coloniale. D’autres expériences communistes, ne serait-ce que la première, la Commune de Paris, ont été ouvertes aux étrangers et ont développé une position internationaliste. Force est de constater qu’aujourd’hui comme hier, la xénophobie se développe dans des pays tous capitalistes et depuis plus de 40 ans ! Une position plus mesurée, plus centriste apparait souvent comme plus adaptée et plus réaliste. Mais elle ne prépare pas à faire face à des évolutions pourtant déjà en cours. S’adapter au futur exige des positions révolutionnaires.

Indispensable  

Malgré toutes ces réserves le livre de F. Héran est indispensable ? Oui. C’est dire la richesse et la concision de son information ! On aura compris que les deux livres sont indispensables 😉et que leur mise en regard même peut être source de réflexion.  Petits livres synthétiques, de lecture facile, sur une question cruciale et qui le restera bien au-delà de la 22ème loi sur l’immigration en 40 ans.

François Héran: Immigration, le grand déni

Jacques Lancier: Étrangers, immigrés, bienvenue!

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