22 décembre 2024

Mégabassines : l’État et les gros céréaliers (2ème partie)

Cette enquête, n’est pas de nous, elle vient à la suite de la 1ère partie que nous avons publié la semaine dernière. Le titre même de cette deuxième partie nous a interrogé. N’est-ce pas l’inverse que démontre l’enquête : la domination des « gros céréaliers » sur l’État ? Les auteurs de l’enquête pointent l’imbrication étroite de l’État avec un des secteurs clés de l’économie capitaliste : l’agro-industrie qui se cache sous une forme d’allure sympathique de « Coopérative agricole » comme la Cavac, l’Océalia,..Lactalis en tête de pleton. On ne peut dissocier l’État bureaucratique central de sa base locale (préfectures, mairies, tribunaux…), ils forment l’appareil d’État. Donc nul conflit d’intérêts réels entre les uns et les autres, mais un partage des taches faisant apparaître un semblant de « démocratie » pendant quelques années, puis l’exercice de la violence policière et médiatique pour trancher et appliquer les décisions du monopole de l’agro-industrie. Nous avons souligné en gros certaines phrases clés de l’article  (la rédaction du Site).

« En France règne le capitalisme monopoliste d’État dans le cadre de la production internationalisée : les monopoles internationaux d’origine française ou domiciliés ici se sont complètement subordonnés l’État ; leurs organes de direction ont fusionné avec ceux de l’État et ils ont érigé leur dictature sur tous les secteurs de la société. EDF, Orano/ex-Areva, Renault, Peugeot, Vinci, Dassault, Total et d’autres en font partie. Ces monopoles internationaux exercent leur influence aussi à travers l’Union Européenne sur d’autres pays européens — comme par exemple Airbus, Ariane-Espace, Lactalis, etc. — ou à l’aide des institutions mondiales comme le Fond Monétaire International (FMI), l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), etc. au-delà de l’Europe. Cela concerne aussi bien des groupes industriels comme Arcelor- Mittal, Alstom-Général Electric, PSA-Opel-DongFen, Sanofi… que des banques et des services comme Orange, Véolia, Carrefour, Suez-Engie, SNCF, etc. des entreprises privées ou publiques. Ils puisent dans les fonds publics et les États garantissent leurs investissements. » (voir notre projet de programme p.9 et 10)

Mégabassines : comment l’État a pris le parti des gros céréaliers (2ème partie)

Cette enquête a été réalisée en collaboration avec le média Off Investigation. Elle est diffusée en partenariat avec l’émission La Terre au carré, de Mathieu Vidard, sur France Inter. Le premier volet – Profit, export et grandes cultures : les vraies raisons des megabassines– est à lire ici.

Pour sa première visite de terrain après sa prise de fonction le 7 mars 2022, la nouvelle préfète des Deux-Sèvres, Emmanuelle Dubée, avait choisi la boue. Mais pas n’importe laquelle : celle de la mégabassine de Mauzé-sur-le-Mignon. Tout juste arrivée du cabinet du ministre de l’Intérieur, la représentante de l’État se justifiait à la presse : « J’ai bien compris que c’était un sujet de tension, d’intérêt majeur. Un protocole a été signé, soutenu par l’État. Des engagements ont été pris et mon but est en toute impartialité de faire respecter les termes de ce protocole. »

Les éléments que nous avons recueillis pour retracer les étapes de la signature et de la mise en application du protocole contredisent cette profession d’impartialité. Noyautée par les intérêts de l’agriculture industrielle, la démarche a été menée au pas de charge par la Coopérative de l’eau 79, maître d’ouvrage des bassines, et par les services de l’État. Quitte à piétiner décisions de justice et manquements manifestes aux engagements pris, pourtant garantis par la préfecture.

Signer le plus vite possible

Le 18 décembre 2018, il y avait foule sous les moulures de la bibliothèque de Niort, la préfecture des Deux-Sèvres. Vingt-huit signataires, observateurs et observatrices réunis à l’invitation de la préfète de l’époque, Isabelle David, pour signer le protocole des retenues d’eau des Deux-Sèvres, l’acte de naissance des mégabassines. « C’était solennel, il y avait les engagements rappelés… Tout ça sonnait très vertueux », se souvient un observateur.

Des clameurs au-dehors troublaient pourtant le chuchotement des plumes sur le papier à en-tête de la République : retenus par des CRS en casque et boucliers, les manifestants anti-bassines scandaient des slogans après avoir essayé d’empêcher les participants à la réunion d’entrer. « Nous avions dû passer par une porte dérobée dans les jardins, c’était rocambolesque ! » raconte un participant.

Né au lendemain des cycles secs et chauds de 2004-2005, le projet de construire des retenues « de substitution » dans le bassin de la Sèvre niortaise pour réduire les prélèvements d’eau en été a rencontré une vive opposition dès 2008. Retravaillé par la députée des Deux-Sèvres Delphine Batho, un nouveau « projet de territoire du bassin de la Sèvre niortaise – Marais poitevin » reprenant cette idée a été validé par la commission locale de l’eau du bassin le 7 juillet 2017. C’est durant cet été que la préfète Isabelle David a pris ses fonctions, commençant à accélérer la procédure.

Le 23 octobre, l’arrêté interpréfectoral autorisant les constructions était signé par les préfectures de la Vienne, des Deux-Sèvres et de la Charente-Maritime, malgré de nombreux avis contraires, et s’est vu contesté par un collectif de douze associations au tribunal administratif début 2018. Au printemps, une première réunion de médiation était organisée par la préfète. Deux autres ont suivi avant l’exclusion du collectif Bassines non merci par la préfecture. Une dernière réunion s’est tenue à l’automne pour valider le projet de texte, signé le 18 décembre 2018.

« J’ai senti un réel empressement à faire signer les gens en préfecture, se remémore, mal à l’aise, Marcel Moinard, maire d’Amuré, l’un des signataires du protocole. Je me suis dit “Nous aurons les infos plus tard”. »

La signature du protocole n’avait pas qu’une finalité politique : réunir les signatures constituait une condition pour débloquer l’aide publique, certifie à Reporterre Martin Gutton, directeur général de l’Agence de l’eau Loire-Bretagne. Pour les six premières réserves de substitution, l’enveloppe s’élevait à 9,2 millions d’euros, 70 % du budget des travaux. Voilà qui vaut bien quelques réunions. « Ce qui m’a gêné, précise le maire d’Amuré, c’est le sentiment d’un mélange des genres : quel était le rôle des coopératives ? »

Un étrange casting

Une fois passé sous les plumes des élus, associations et organisations représentatives, le document déroule en effet des coopératives agricoles, ayant apposé leur signature comme observatrices.

Un représentant de la société Vendée Sèvre Négoce implantée près des bassines de Mauzé-sur-le-Mignon et Priaires, un autre de la coopérative Cavac (maison mère de la précédente), le directeur du syndicat de négociants Négoce Agricole Centre-Atlantique et les deux plus grosses coopératives agricoles du département : Sèvre et Belle, ainsi qu’Océalia. En pratique, ces organisations s’avèrent être les seules représentantes de l’usage agricole de l’eau en dehors de la chambre d’agriculture et du président de la Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles (FDSEA) des Deux-Sèvres.

Leur apparition est ancienne : elles étaient présentes dès la première réunion de médiation, en juin 2018. Le protocole signé (décembre 2018), on les retrouvait dans l’arrêté préfectoral de 2020 dans la liste des membres de la commission d’évaluation et de surveillance : Océalia, Négoce Agricole Centre-Atlantique, Terrena et Terres Inovia. Même casting au sein du comité scientifique et technique chargé de spécifier les mesures agroécologiques promises en contrepartie de la construction des bassines.

« Aucun agriculteur n’était présent dans le comité scientifique, seulement leurs représentants : la chambre d’agriculture, les coopératives et les négociants », raconte Vincent Bretagnolle, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Interrogée sur la présence des coopératives par Reporterre, la préfecture n’a pas apporté d’explication. « Il fallait bien représenter les intérêts de l’export », résume un signataire pragmatique.

Conséquence de l’omniprésence de ces coopératives agricoles : des ambitions environnementales revues à la baisse partout. Côté protocole, les coopératives participant aux négociations ont défendu lors des réunions de médiation en juin, juillet et septembre la priorité de l’irrigation sur les changements de pratique agricole. Même freinage du côté de la réduction des pesticides négociée dans la commission technique et scientifique : « Les représentants des agriculteurs demandaient que nous fixions l’objectif à une baisse de 5 %, j’ai rétorqué que c’était en deçà des objectifs des plans nationaux et régionaux », raconte Vincent Bretagnolle.

Rien n’arrête le protocole

Cette méthode d’occupation des instances par les coopératives agricoles ne surprend pas les opposants implantés dans la région. « Les doubles casquettes sont légion, dit Joëlle Lallemand, de l’Association de protection, d’information et d’études de l’eau et de son environnement (Apieee). Dans les instances de l’eau, les maires exploitants se portent toujours volontaires et se trouvent du coup représentés deux fois : comme élus et comme agriculteurs ! »

Un exemple parmi d’autres : membre de la commission locale de l’eau (CLE), organisme chargé de l’application de la législation sur le respect de cette ressource, le maire de la commune de Charron, Jérémy Boisseau, gère une exploitation céréalière en bordure du Marais poitevin. Un siège qu’il occupe avec constance, et ce, malgré sa condamnation en juin 2022 pour drainage illégal : il avait asséché une partie du marais sans autorisation avec une poignée d’autres irrigants et n’avait pris aucune des mesures exigées par la justice lors de sa première condamnation. Inscrite au compte rendu de la dernière réunion de la CLE, le fait n’a suscité l’interrogation que du représentant de Nature Environnement 17.

La bassine de Priaires illustre ce mélange des genres jusqu’à la caricature. Troisième ouvrage du projet mis en chantier le 28 août dernier, sa construction a été suspendue par une ordonnance du 30 octobre du tribunal administratif de Poitiers, car la maire de la commune, signataire du permis d’aménager, se trouvait être la principale bénéficiaire en tant qu’exploitante agricole.

La juriste de l’Apieee, qui a déposé le référé, reste stupéfaite de la prise de risque de la Coop de l’eau 79, société coopérative créée justement pour gérer le projet des bassines et composée d’exploitants agricoles bénéficiaires ou concernés par le projet de bassines. « Les travaux ont débuté avant même que les délais de recours juridiques soient épuisés. Le tribunal aurait pu ordonner la destruction et tout cet argent public aurait été gâché », explique la juriste de l’association. Il n’en fut rien : redemandé le 8 novembre, le permis d’aménager a été signé dès le 13 décembre par une élue de la mairie.

Ces décisions de justice ne constituent qu’une partie des recours intentés contre le projet et ses multiples infractions : insuffisances dans les études d’impact (notamment sur les espèces protégées), surdimensionnement, non-communication des données… et dans presque chaque dossier, l’État prend fait et cause pour la Coop de l’eau 79.

Que font les services de l’État ?

Nature Environnement 17 a ainsi porté un recours pour obtenir les données d’irrigation nécessaires afin de s’assurer que les volumes prélevés baissent, conformément aux engagements. Bien que le tribunal administratif de Bordeaux ait donné raison à l’association écologiste, la préfecture a fait la sourde oreille, obligeant Nature Environnement 17 à saisir le président du tribunal administratif pour faire appliquer sa décision sous peine d’astreinte financière. Censés être les garants du bon respect du protocole, les services de l’État se rangent systématiquement du côté des probassines.

« Dès le départ, nous avons senti qu’il s’installait un duopole entre la Coop de l’eau et la préfecture », dit le maire d’Amuré. Plusieurs témoignages abondent dans le même sens. Une évolution regrettable car, de l’aveu de plusieurs signataires, « la garantie de l’État [du respect du protocole et, notamment, de ses volets agroécologiques] a rassuré beaucoup de monde ».

Pour la préfecture, le rôle d’arbitre du dossier s’est vite confondu avec celui de défenseur des bassines. Début 2018, alors que l’arrêté interpréfectoral préparant le terrain pour les projets de bassines était attaqué au tribunal administratif, une mission interministérielle a organisé deux réunions à Niort pour aider la préfète à faire aboutir le projet. Une fois le protocole signé, le ministre de la Transition écologique, François de Rugy, déclara lors d’une visite dans le département : « Cette démarche pour une meilleure gestion peut faire école. […] Il s’agit d’une évolution nécessaire de notre politique de l’eau. »

De fait, Patrick Picaud, vice-président de Nature Environnement 17, a constaté une implication inédite de l’État dans les bassines des Deux-Sèvres : « Tous les autres dossiers en Poitou-Charentes étaient bloqués, nous avions vocation à faire exemple. » En clair : l’État avait besoin d’un succès dans les Deux-Sèvres pour généraliser le modèle des mégabassines.

La feuille de route adressée à la préfète des Deux-Sèvres pour la période 2021-2023, obtenue par notre confrère Alexandre Léchenet du site Politico, confirme le suivi attentif du dossier : « L’indicateur retenu sera le taux de réalisation du plan d’action prévu au protocole de 2018, le nombre de constructions lancées (plus de deux en 2022), et le calendrier de l’adoption de la décision [du tribunal administratif de Poitiers] ». Contactée par Reporterre, la préfecture précise : « Ces neuf chantiers prioritaires donnent lieu à un échange privilégié entre l’administration centrale et le préfet, et […] celui-ci rend compte des progrès et des retards, ainsi que des difficultés rencontrées. »Entretemps, le tribunal administratif de Poitiers a annulé deux arrêtés autorisant quinze autres mégabassines en Poitou-Charentes.

Dans la plaine du sud des Deux-Sèvres, pourtant, tout semble avoir retrouvé son rythme : les travaux de la bassine de Priaires vont reprendre, et l’autorisation pour la construction d’une nouvelle retenue à Épannes se prépare. Dans quelques mois, la préfète reprendra probablement ses bottes pour visiter un nouvel ouvrage rempli en pompant les nappes reconstituées par les inondations de fin 2023 en Poitou-Charentes. Comme si la marche irrésistible des mégabassines y avait définitivement pris le pas sur le cycle de l’eau.

 

 

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