6 octobre 2024

Chronopost, quelques derniers éclairages

Avec l’autorisation de l’auteur voici un extrait sous forme de réflexion sur le mouvement de lutte des Sans-papiers et leur rapport à la communauté malienne présente en France.

ÉDITIONS SYLLEPSE : Le récit de la lutte Chronopost donne les moyens à un lecteur de comprendre celle-ci. Comment elle a été menée et pourquoi elle a gagné ? Même si ce n’est qu’une victoire partielle. Il y a cependant des zones d’ombre, sur l’attitude préfectorale, sur le soutien des élus, le manque de soutien des communautés maliennes et sénégalaises, le manque de soutien du village militant… Peux-tu nous en dire un peu plus sur ces sujets ? Par exemple, pourquoi la communauté ne vient pas aux manifestations ?

CHRISTIAN SCHWEYER : Dans la communauté malienne, le milieu familial ou villageois ne soutient pas beaucoup les luttes de Sans-papiers. En fait les personnes en règle n’ont pas les mêmes intérêts. Quand quelqu’un arrive, il se retrouve en foyer en sous-location. Il doit payer le matelas, mais aussi contribuer pour l’association de village, cotiser pour les décès, préparer les repas pour les anciens, être disponible pour des tâches domestiques. En contrepartie, s’il est sans travail, il a le gîte et le couvert. Quoique cela a tendance à disparaître. J’entends de plus en plus que des personnes se retrouvent dans les couloirs du foyer parce qu’elles ont perdu leur travail et n’ont pas pu payer. Aussi, grâce au fait d’être en foyer, le nouvel arrivant bénéficie des infos pour trouver du travail. C’est d’ailleurs l’intérêt des plus anciens qu’il aille bosser. Quelqu’un qui est en règle lui prête l’identité, mais ce n’est pas non plus gratuit. En plus, en arrivant, la personne n’a pas de compte courant. Elle n’a pas les moyens d’être un individu en fait. L’argent est versé sur le compte du prête-nom. Le nouvel arrivant reçoit une partie des salaires, mais pas tout et souvent, de moins en moins. Parfois, dans le meilleur des cas, le frère ou le cousin ouvre un compte spécial et donne la carte bancaire au nouvel arrivant, lui permettant ainsi une indépendance, mais c’est rare. En fait, entre la relation loyale et à l’autre bout la tutelle extrême, il y a tous les intermédiaires possibles. Les lois de l’État français qui rendent très difficile la régularisation confinent les arrivants maliens dans ces réseaux de dépendance, mais ces réseaux sont aussi une façon collective de réagir à la maltraitance de l’État.

Mais les nouveaux arrivants finissent par se dégager de la tutelle ?

CS : Oui. C’est un processus à la fois individuel et collectif. Quand ils sont parvenus à venir en France, ils ont les pieds en France, mais la tête est au pays. L’émigration est un acte collectif familial. Coûteux en plus. Il faut qu’ils envoient dès que possible de l’argent. Quand les devoirs familiaux sont accomplis, leur esprit peut rejoindre le reste du corps en France.

Pour parler un peu théorique, les émigrants maliens, comme tous les émigrants ont une double détermination de classe, l’une au pays dans le groupe social d’où ils proviennent et l’autre en France, la classe ouvrière. Ce qui domine au début, c’est le pays d’origine. Certes, ils font partie, objectivement de la classe ouvrière de France, mais cette situation ne leur donne pas vraiment de conscience de classe. En tout cas, c’est long et difficile. Et c’est fragile. Ils se retrouvent dans des boulots parcellisés, éclatés, dans le Nettoyage, la Restauration, le Bâtiment. Cela n’a rien à voir avec les grandes usines après 1968 où des centaines d’ouvriers se retrouvaient rassemblés dans des grands ateliers de Métallurgie[1]. La conscience de classe s’y construisait rapidement, dès les premiers débrayages. En fait, les nouveaux venus ne pensent syndicats, associations, collectifs qu’au bout de quelques années. Il y a alors un pivotement. Les années d’avant, ce qui était dominant dans leur double réalité, c’était le pays d’origine, leur famille au village[2]. Ça cède progressivement la place à une préoccupation croissante concernant les papiers. Avoir l’Aide Médicale d’État, déclarer ses impôts, ouvrir un compte. Ils se raccrochent au mouvement social en France, quelles que soient les formes avec lesquelles ils sont d’abord en contact, collectif, syndicat ou association. Quand ils se mettent en lutte, leur conscience se construit. Dans les manifestations syndicales généralistes, comme le Premier Mai, ils sont applaudis, leurs mots d’ordre sur la régularisation des Sans-papiers sont repris par d’autres cortèges. Ils comprennent aussi que le gouvernement attaque tous les travailleurs. Ensuite, cela peut durer des années, mais pour la plupart, ils finissent par être régularisés.

Mais à force, tous ceux régularisés qui ont acquis une conscience devraient se retrouver dans les manifestations. Cela devrait faire boule de neige.

Quelques anciens viennent de temps en temps, surtout parmi ceux qui ont connu des grèves prolongées, ou bien s’ils ont fait des marches à travers la France. Mais ils ne sont plus en collectif. Et ils ne sont pas non plus dans les syndicats parce que les secteurs où ils travaillent sont des déserts syndicaux. C’est aggravé par le recul politique et syndical depuis 40 ans. Quand ils parviennent à être en situation régulière, leur milieu, c’est l’association de village, c’est le retour périodique au village et la frime, les cadeaux, le mariage. La détermination du pays redevient dominante dans leur double réalité. Le milieu familial leur fait comprendre qu’il faut arrêter de militer, qu’il faut faire des heures sup, envoyer de l’argent. Chaque émigré malien prend en charge vingt ou trente personnes au village.

On se rend compte, en lisant ta brochure, en lisant les tracts que la question de la misère au pays, les raisons de l’émigration n’apparaissent pas.

On n’a pas fait de tract, mais c’est omniprésent en fait. Les gens viennent de l’ouest du Mali. Les terres ne sont pas riches. Le réchauffement climatique se traduit par une période d’hivernage raccourcie et déstructurée. Les paysans peuvent, par exemple, semer en début d’hivernage et qu’il n’y ait plus de pluie pendant des semaines. Ils doivent alors racheter des semences et semer de nouveau avant la fin de l’hivernage. Les mauvaises récoltes s’enchaînent. De façon plus ancienne, la colonisation a fragilisé les villages. Les réserves de sécurité ont été saisies plusieurs fois par l’État français. L’apparition des impôts les a obligés à commercialiser chaque année une partie de la récolte. L’exode dans les villes s’est faite sans qu’il y ait de débouché en terme de travail. Après les indépendances, le maintien de la domination, la dette imposée, les ajustements structurels ont amené leur cortège de misère. Et maintenant, la guerre comme conséquence de l’intervention en Libye. Et le changement climatique.

Alors l’argent envoyé par les Maliens de France joue un rôle énorme pour maintenir les villages en vie. Sinon, ils disparaîtraient. Les envois des Maliens de France sont trois fois plus importants que l’aide officielle de l’État français. Et cette soi-disant aide ne ruisselle jamais jusqu’aux villages. Elle est interceptée par la bureaucratie liée à la Françafrique. Elle est même conçue pour elle. En plus, cette bureaucratie taxe aussi le matériel envoyé par les immigrés, les pompes par exemple, au moyen des droits de douane, au grand dam des villages. Ces villages sont dominés par une ancienne noblesse. Il y a une lutte de classe entre celle-ci et la bourgeoisie bureaucratique des villes composée d’individus issus des classes traditionnelles inférieures. Avant les indépendances, le colonisateur avait demandé aux chefs de village de lui donner des enfants pour l’école française. Les nobles s’étaient méfiés. Ils pensaient, avec raison, que l’enseignement des blancs portait des valeurs qui n’étaient pas les leurs. Ils ont donné le fils du forgeron ou de l’ancien captif. Ces enfants sont devenus médecins ou avocats, puis aujourd’hui chefs des partis qui se proposent à tour de rôle de vendre le pays. Les nobles s’en mordent maintenant les doigts. Ils sont toujours dominants dans les villages, mais n’ont pas accès à la manne de l’État, à celle des grandes entreprises de la Françafrique, à celle des organismes internationaux ou à celle qui vient directement du gouvernement français. L’argent envoyé par les travailleurs de France sert alors à cette ancienne noblesse pour tenter de retrouver du pouvoir. Mais la place est prise, en fait. Ils n’y parviennent pas. Ils ne réussissent qu’à garder leurs positions de force dans les villages. Et à Bamako, ils arrivent tout au plus à empêcher que le personnel politique assujetti à la France signe des accords facilitant les expulsions.

On comprend, dans ces conditions, que des pressions s’opèrent sur les grévistes pour qu’ils arrêtent leur grève. Il faut que l’argent continue à parvenir aux villages.

En fait, l’entourage se divise. Pour certains, cela réveille le souvenir de l’époque où ils ont dû se battre pour être régularisés. Et puis les grévistes forcent le respect. Les vidéos circulent au Mali. Les enfants voient leur papa en train de danser au piquet ou de manifester. Mais plus ça dure, plus la pression monte. La personne qui sous-loue le matelas menace de le mettre dehors. Il n’aura plus que le piquet pour dormir. La personne qui prêtait l’identité ne voit plus rentrer d’argent. Les associations de village ne voient plus rentrer de cotisations. Les familles ne voient plus rien venir. On dit au gréviste que la maman doit rentrer à l’hôpital. C’est vrai ou c’est pas vrai, il ne sait pas. Il n’y a pas de Sécurité Sociale là-bas. L’hôpital, ce sont des frais énormes. Pour faire patienter tout ce monde, le gréviste emprunte. Mais cela augmente en fait la pression. Celle des proches ne baisse pas pour autant, mais en plus s’y ajoute celle des créanciers.

C’est cela qui érode peu à peu la lutte au fil des mois. C’est aussi ça qui rendait nécessaire l’existence du piquet. Grâce à lui, les pressions se faisaient plus lointaines. C’est aussi pour cela que les occupants allaient de moins en moins à leur foyer, même pour se laver. Ils préféraient se doucher au foyer d’Alfortville. Devoir rentrer tous les soirs au foyer aurait mis les grévistes sous un feu quotidien de remarques décourageantes.

Tu parles de la communauté malienne, mais il y avait aussi des Sénégalais

Je connais moins bien. Le Collectif est historiquement constitué de Soninkés du Mali. Nous avions recruté des Peulhs du Sénégal en début d’année 2019 dans les foyers de Thiais et d’Arpajon. Ceux de Thiais sont restés. Plusieurs étaient salariés Chronopost. La moitié des grévistes Chronopost était des Sénégalais. Ceux d’Arpajon sont arrivés tardivement sur le piquet et sont restés peu de temps. Ils ont décroché avec la crise de la mi-juillet. Il y avait beaucoup de Peulhs au début de la lutte, en particulier venus de Boulogne. La majorité des Sénégalais qui faisaient partie des Sans-papiers n’ayant pas travaillé à Chronopost ont cependant quitté le piquet quand la direction de la lutte a réaffirmé que c’était avant tout une lutte Chronopost.

Pour ce qui est des rapports au pays, un militant sénégalais m’a dit que les chefs traditionnels au pays ont réussi à prendre pied dans l’État sénégalais. La pression sur les grévistes sénégalais n’est peut-être pas la même. Aussi, la colonisation française est plus ancienne et donc, la pénétration du capitalisme aussi. Le résultat, c’est un individualisme plus fort qu’on constate dans les luttes.

La communauté n’a pas soutenu, mais les Sans-papiers des autres collectifs, les syndicalistes auraient pu venir gonfler les manifs.

Qu’est-ce qui fait tenir les autres collectifs ? Certains ont un deal avec l’État et ont des dossiers qui passent. Cela additionné à une manifestation de temps en temps, ça suffit à maintenir leur existence. Et pour les coordinations et les collectifs plus récents, elles et ils ont été créés pour faire des manifestations. C’était un objectif politique, pas un objectif d’obtention de papiers à court ou moyen terme. Les uns comme les autres ne sont pas dans une dynamique de lutte acharnée face à l’État pour obtenir des cartes de séjour.

Pour ce qui est des syndicalistes, des militants associatifs et politiques, on aurait dû avoir des dizaines de visites chaque jour. Leur absence tient à plusieurs causes. Il y a d’abord un fondement commun, c’est leur faiblesse. Le déclin militant continue. À la limite, notre mouvement apparaissait plus fort que le leur. Et il est difficile d’aller au secours des autres quand soi-même on ne parvient pas à répondre aux attaques. Mais le déclin ne se mesure pas qu’en terme de nombre de militants. Il y a aussi une fragmentation. Elle est due au corporatisme quand il s’agit de syndicat[3]. Et puis il y a le fédéralisme à la mode. Chacun est maître chez soi et ne se sent pas obligé d’aider l’autre. Enfin, il y a un éparpillement idéologique. Les ZAD, la lutte contre l’homophobie, Me-Too, la lutte contre les discriminations des racisés dans l’administration, les antispécistes. Etc. Il y a tout un tas de groupes qui récupèrent la négativité du système. Ils se méfient les uns des autres. Ces luttes sont souvent justes, mais séparément et même toutes ensemble elles sont inoffensives face au capitalisme. Et par-dessus tout ça, il y a une distance que ceux des villages militants s’attachent à maintenir avec les Sans-papiers. C’est pas le même monde, pas le même milieu, pas la même langue. Avec une misère qui fait peur. Bien sûr, ils sont pour qu’on gagne. Ça peut les intéresser, mais disons… d’un peu loin.

Cette lutte est-elle reproductible ?

On ne sait pas. Pour cela, on n’est pas tellement triomphaliste malgré les 73 régularisations obtenues. Il y a eu, dans cette lutte, une sorte d’alignement de planètes difficile à reconstituer. Le préfet Raymond Le Deun, qui nous a cédé les titres, était particulier. Sa venue n’était pas prévue. L’ancien préfet, Laurent Prevost, s’était engagé dans un règlement de l’affaire par la force. Cela a conduit à nos arrestations, la mienne et celle du journaliste Taha Bouhafs. Et cela lui a coûté, dès le deuxième jour, que la lutte a obtenu une couverture médiatique et un soutien d’élus. Peut-être que Raymond Le Deun a été affecté au 94 parce qu’il avait su régler un campement analogue par le passé. C’est, en tout cas, ce qu’il nous a dit. Ses régularisations étaient vraiment hors réglementation. On a du mal à croire qu’il ait oeuvré sans un feu vert du ministère de l’Intérieur. Il y avait à l’époque plusieurs campements de migrants et sans doute une consigne générale a-t-elle été donnée aux préfets de les supprimer quitte à ce que cela ait un coût. En même temps, le préfet n’a pas dû mettre au courant sa hiérarchie de tout le détail des régularisations.

En plus, il avait comme principe d’avoir des relations cordiales avec les élus locaux. Ce dont aujourd’hui les préfets se moquent. Et sur le 94, le Conseil Départemental, dominé par le PCF, nous soutenait. Cela se mariait mal avec un règlement militaire de l’affaire d’Alfortville.

Ce préfet faisait partie de ces représentants de l’État à l’ancienne qui avaient à cœur de maintenir une adhésion la plus massive possible à l’État. Ils réglaient les problèmes qu’ils pouvaient régler. Ils évitaient d’humilier leurs adversaires. Ceux d’aujourd’hui, qu’ils soient élus comme Macron, ou qu’ils soient désignés comme les préfets, s’imaginent que parce qu’ils ont les leviers de commande entre les mains, ils peuvent modeler le réel et annuler leurs ennemis. En laissant des abcès de fixation, des maltraitances un peu partout, ils sont en train de créer une situation qui sera ingérable pour leurs successeurs[4]. Le problème, c’est que nous, on est obligé de lutter aujourd’hui face à ces gens-là.

Pour en revenir au préfet Le Deun, son départ en retraite en mars 2021 a été une surprise. Le mode de règlement de la grève d’Alfortville a pu faire partie des reproches qui lui étaient faits par le ministère de l’Intérieur. Il a sans doute surtout payé d’avoir mis à l’amende des mairies de droite qui ne construisaient pas de HLM. Le message du gouvernement, c’est que les préfets ne sont pas chargés d’appliquer la loi, mais de s’adapter aux intérêts de la classe dominante. Il n’était pas question que le prix du foncier, par exemple à Saint-Maur, se mette à chuter à cause de la construction de logements populaires. En revanche, contrairement à son règlement de la lutte Chronopost, ce reproche sur le logement social ne pouvait pas être explicite. Raymond Le Deun appliquait simplement la loi, à la différence de ses prédécesseurs.

Jusqu’à quand devra-t-on se battre pour les papiers ?

C’est une lutte démocratique, sur des droits, mais en même temps c’est un aspect de la lutte contre la précarisation généralisée. Il n’y aura pas de fin à ce combat sous le capitalisme. Pareil pour l’accès à la santé, à une éducation de qualité ou pour des salaires décents. Ou encore pour le droit au logement. On peut envisager une fin, mais seulement si on traite le problème à la racine, si on renverse le capitalisme. Pour cela, il faudra construire pas mal d’associations, des syndicats de lutte  et des organisations politiques aussi bien dans les pays développés que dans les pays d’origine.

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[1]Le seul secteur qui évoque cela aujourd’hui, ce sont les plateformes de logistique, où se trouve une certaine concentration de Sans-papiers. Il existe aussi des usines de métallurgie, en très lointaine banlieue, avec des groupes de travailleurs Sans-papiers. Mais ces derniers n’ont pas encore mené de lutte.

[2]En plus, ils savaient que leur ancienneté en France trop faible leur interdisait la possibilité d’une régularisation.

[3]Quand même, comme exception, on a eu le soutien résolu de la Fédération SUD PTT.

[4]Ils sont même en train de faire mourir des organes réformistes qu’ils considéraient avant comme leurs partenaires.

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