21 décembre 2024

Quand les mineurs sifflaient en travaillant (ou sans travailler)

Anastasia Lévy – Alors que le Royaume-Uni vient de commémorer les quarante ans de la grande grève des mineurs, retour sur ces chansons qui ont décrit la mine, ses ouvriers, ses morts et ses grands combats.

Le Royaume-Uni commémorait le mois dernier l’anniversaire du début de gigantesque grève des mineurs britanniques de 1984-1985. La Commission nationale du charbon, soutenue par le gouvernement conservateur de Margaret Thatcher, avait alors pris, début mars  1984, la décision de fermer vingt mines de charbon pendant l’année à venir et de supprimer ainsi 20.000 emplois de mineurs sur les 185.000 que comptait le pays.

La grève éclatait le 5 mars dans le Yorkshire et en Ecosse, et dix jours plus tard, seulement 11 sites miniers étaient encore en activité sur 165. Elle dura près d’un an: 500 mineurs, licenciés pour faute grave, y perdirent leur emploi, 7.000 furent blessés lors d’affrontements et près de 12.000 arrêtés.

Si le conflit n’a engendré aucune avancée sociale, il a laissé une trace culturelle indéniable. Alors que les artistes britanniques s’étaient déjà mobilisés contre Margaret Thatcher et son gouvernement depuis le début des années 80 (How Does It Feel (to Be the Mother of a Thousand Dead), chantaient ainsi les Crass en 1982 à la fin de la guerre des Malouines), la grève de 1984 suscita un soutien sans précédent des chanteurs pop et punk de l’époque, et ramena aussi sur le devant de la scène une tradition folk de soutien aux travailleurs.

Which Side Are You On?, film militant de Ken Loach réalisé pendant les grèves, filma les ouvriers et leurs familles jouant et récitant les poèmes et chansons traditionnelles qui les ont toujours portés. Son titre, tiré d’une chanson de 1931 écrite par une femme de mineur syndicaliste du Kentucky, Florence Reece, sera repris par le protest-singer anglais Billy Bragg en soutien aux mineurs grévistes de 1985. Bragg s’inscrivait ainsi dans une tradition vieille de cent ans, et très vivace notamment de l’autre côté de l’Atlantique: la chanson comme soutien aux mineurs.

Les nains et leurs «rubis par quintaux»

Si les blues des esclaves afro-américains dans les champs de coton ont été largement repris dans la culture populaire, la connaissance générale de la tradition des chants de mineurs reste souvent limitée aux sept nains de Blanche-Neige et leur Dans la mine.

Dans leur cas, chanter les motive à accomplir leur dur labeur: ils s’en sortent bien avec leurs «rubis par quintaux» et ont l’air de travailler pour eux-mêmes, sans patron ni contremaître. Les bienheureux ignorent probablement qu’ils pourraient un jour avoir besoin d’un union man pour défendre leur emploi ou d’une assurance chômage si leur mine venait à fermer.

L’importance des chansons de mineurs est parfois plus historique que musicale, mais celles-ci sont un merveilleux témoin de l’histoire sociale. «J’ai été membre d’un nombre incalculable de syndicats. Et nous n’avions pas de grands journaux ou de stations de radio pour raconter notre version de l’histoire. Nous n’avions pas de juges ou de forces de police. Nous avions les hommes», racontait Woody Guthrie. Les groupes et chanteurs de mines ont toujours été importants, et étaient même parfois payés à chanter par les entreprises qui les embauchaient pour soutenir leurs compagnons de travail.

La chanson Sixteen Tons de Merle Travis est peut-être le plus grand succès des chansons de mineurs, puisqu’elle a atteint le n°1 des charts américains avec la reprise de Tennessee Ernie Ford et fut ensuite chantée par Bo Diddley ou Johnny Cash. Son refrain, «Saint Peter don’t you call me ‘cause I can’t go, I owe my soul to the company store» («Saint Pierre, ne me rappelle pas à toi, je ne peux pas partir, j’ai laissé mon âme en gage au magasin de la compagnie») lui a été inspiré par le système même de l’industrie minière qui, pour rendre ses ouvriers dépendants de leurs mines, ne les payait pas avec de l’argent mais des bons d’achat qu’ils ne pouvaient utiliser qu’au magasin de la mine, près desquels se trouvaient souvent les dortoirs de l’entreprise. Avec Sixteen Tons, on comprend les conditions de travail des mineurs, mais aussi leurs dangers et les questions sociales qui en découlent:

«You load sixteen tons what do you get? You get another day older and deeper in debt»

(«Vous ramenez seize tonnes et qu’est-ce que vous en tirez? Vous êtes plus vieux d’un jour et plus endetté»)

De l’homme humble à l’homme fort

Une des chansons de mineurs connues les plus anciennes est Only a Miner Killed de John Wallace Crawford (1879), sur laquelle Dylan basera Only a Hobo. Crawford s’y étonne de la façon dont la société traite ses mineurs, ses milliers de travailleurs exploités qui ne trouvent jamais aucune reconnaissance. L’image du mineur est encore celle de l’homme honnête et humble:

«Only a miner, bury him quick;
Just write his name on a piece of a stick.
Though humble and plain be the poor miner’s grave
Beyond, all are equal, the master and slave.»

(«Ça n’est qu’un mineur! Dieu si tu le souhaites/Ecris son nom sur un morceau de bois/Bien que la tombe du mineur soit humble et banale/Dans l’au-delà, ils sont égaux, le maître et l’esclave»)

Mais la figure du travailleur se transformera vite: avec l’arrivée des syndicats, il faut des leaders, des hommes forts face à la compagnie minière. Lors des manifestations de Harlan County (Kentucky) en 1931, Florence Reeve, femme d’un leader syndicaliste poursuivi par ses employeurs qui voulaient le tuer, compose cette chanson qui deviendra bientôt un hymne: Which Side Are You On?

«Will you be a lousy scab/Or will you be a man?»

(«Seras-tu un briseur de grève, ou bien un homme?»)

Le Sixteen Tons de Merle Travis prévient aussi:

«Fightin’ and trouble is my middle name»

(«Combat et agitation sont mes seconds prénoms»)

«Le charbon que vous extrayez n’est pas slave»

L’un des plus célèbres leaders syndicaux américains, John Mitchell, vit son combat récompensé. Dans les mines d’anthracite de Pennsylvanie, on avait fait venir, au début du XXe siècle, des Slaves, main d’œuvre (encore) moins chère que les Irlandais et Gallois majoritaires dans la région. En plus de cette discrimination salariale, ils subissaient aussi régulièrement des attaques de ceux qui croyaient voir leur travail volé par ce «mineur polonais».

John Mitchell comprit qu’il était de l’intérêt de son combat que de les y intégrer. Les barrières raciales devaient tomber avant de pouvoir organiser la défense de l’intérêt commun. Il s’aida dans cette mission d’un gospel chanté en anglais et slave, et enregistré par Jerry Byrne en 1946 sous le nom de Me Johnny Mitchell Man:

«The coal you dig is not Slavic coal, or Polish coal, or Irish coal. It is coal.»

(«Le charbon que vous extrayez n’est pas slave, ni polonais, ni irlandais. C’est du charbon»)

Petit à petit, les barrières tombent, le gospel est repris dans toute la région et les mineurs partagent le travail autant que les parades populaires et les pique-niques en famille.

Les tragédies minières ont largement poussé au développement du syndicalisme et du droit du travail. En 1869, un disjoncteur posé au dessus du puits d’entrée de la mine d’Avondale, en Pennsylvanie, prend feu. Le puits étant la seule porte de sortie, les 179 mineurs au travail meurent asphyxiés.

La tragédie a un impact considérable sur l’opinion publique car elle est annoncée par télégraphe au pays entier alors même que les mineurs qu’on sait condamnés ne sont pas encore morts. Les mères et les enfants passent des heures à pleurer devant le feu depuis l’extérieur, impuissants. «From here and there and everywhere/They gathered in a crowd/Some tearing off their clothes and hair/And crying out aloud/ »Get out our husbands and our sons/Death he’s going to steal/Their lives away without delay/In the mines of Avondale »» («D’ici, de là et de partout/elles se rassemblèrent/Certaines s’arrachant les vêtements et cheveux/Et pleurant: « Allez chercher nos maris et nos fils/La mort va les arracher à la vie sans attendre/Dans les mines d’Avondale »»), chantera Paul Clayton dans The Avondale Mine Disaster.

A la suite de cela, la Pennsylvanie fut le premier Etat américain à voter des règles de sécurité pour l’industrie des mines de charbon, obligeant entre autres à avoir deux entrées pour chaque mine. Par ailleurs, des milliers de mineurs joignirent le Workingmen’s Benevolent Association, créé l’année précédente et devenu alors principal syndicat de mineurs du pays.

Accidents et massacres

Mais on est encore loin d’accorder le moindre droit aux familles des victimes, et il faut souvent faire appel à la solidarité de la communauté. Après l’accident minier qui fit le plus de victimes dans l’histoire de l’Ecosse, l’explosion de la mine de Blantyre en 1877, un appel à don exceptionnel mené par les habitants de Glasgow réunit près de 50.000 livres au profit des 106 veuves et 300 orphelins de père causés par la tragédie quand, au même moment, l’exploitant de la mine, William Dixon, faisait un procès à 34 familles qui n’avaient pas quitté le logement dépendant de la mine après le drame. «Mothers and daughters and sweethearts and lovers/The Blantyre explosion you’ll never forget/All you good people who hear my sad story/Remember the miners who lie at their rest» («Mères et filles, et aimées et amantes/Vous ne pourrez pas oublier l’explosion de Blantyre/Que tous les bonnes gens qui entendent ma triste histoire/Se souviennent des mineurs qui reposent en paix»), prie Christy Moore dans Blantyre Explosion.

Le rapport de force est encore loin d’être inversé avec l’arrivée des syndicats. «We told the Colorado governor to call the President/Tell him to call off his National Guard/But the National Guard belong to the governor/So he didn’t try so very hard» («On a demandé au gouverneur du Colorado d’appeler le Président/Pour lui dire de rappeler sa garde nationale/Mais la garde nationale appartient au gouverneur/Alors il n’a pas beaucoup essayé»), chanta Woody Guthrie en hommage aux victimes du massacre de Ludlow.

 

 

Après des mois de grève, en 1913, les ouvriers qui se font chasser des dortoirs de l’entreprise trouvent refuge dans des tentes aux alentours. La garde nationale tire sur les mineurs et les occupants des tentes, dont au moins onze enfants, sont asphyxiés et brûlés vifs par les soldats du gouvernement.

Le protest singer rend également hommage aux 73 morts du «désastre de l’Italian Hall» dans une de ses chansons les plus connues, 1913 Massacre. Trompés par un «Au feu!» vraisemblablement crié par un opposant à la grève des mines du Michigan le soir du réveillon de Noël, les mineurs paniqués voulurent s’échapper du bâtiment bondé et 73 hommes et femmes perdirent la vie dans la cavalcade qui suivit.

«Le charbon a toujours coûté du sang»

Et quand les mineurs ne meurent pas sous quelque feu ennemi, asphyxiés ou écrasés, ils sont à peu près sûrs de mourir d’une maladie causée par les conditions sanitaires déplorables dans lesquelles ils travaillent. En 1969, alors que le frère d’Hazel Dickens, Thurman, meurt d’une forme de pneumoconiose, affection pulmonaire fréquente chez les mineurs de charbon et appelée «maladie du poumon noir», sa sœur compose Black Lung:

«He went to the boss man/But he closed the door/Well it seems you’re not wanted/When you’re sick and poor»

(« Il est allé voir son patron, qui lui a fermé la porte/Oh, visiblement tu n’es pas désiré quand tu es malade et pauvre/Tu n’es même pas couvert par leur pension médicale/Et ta vie dépend des faveurs d’un homme.»)

Les mineurs américains devront attendre 1973 pour que le Black Lung Benefits Act leur donne droit, ou à leur descendance s’ils en sont morts, à une pension d’État.

«Le charbon a toujours coûté du sang», rappelait en 1999 Steve Earle, chanteur folk auteur de The Mountain, chanson en l’honneur des mineurs perdus pour le charbon, dont la demande américaine est toujours d’un milliard de tonnes par an. Mais The Mountain pleure aussi cette terre usée jusqu’à plus soif, qui n’a plus rien à offrir à celui qui la travaille. On n’a pas mieux raconté le mineur qui aime sa terre, la détruit, et est détruit par elle.

L’histoire des tragédies minières ne se raconte malheureusement pas encore au passé. C’était hier que les 33 mineurs chiliens étaient bloqués plusieurs jours à 688 mètres de profondeur après un effondrement. Qu’est-ce qui a changé, à part qu’aujourd’hui, tout le monde y va de sa chanson?

Anastasia Lévy

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