23 décembre 2024

Pas de libération des femmes sans révolution socialiste

Pas de libération des femmes sans révolution socialiste

Le mouvement féministe prend de l’ampleur une nouvelle fois. La question de sa perspective est donc de taille. Dans l’article suivant, Aurore Koechlin développe une vue stratégique de la question des femmes. Elle expose de manière claire l’exploitation et l’oppression particulière de la femmes dans le cadre de la société capitaliste et lie la critique du capitalisme et du patriarcat. Karl Marx et Friedrich Engels dans « Le capital » ont jeté les bases d’une telle position avec leur critique de la conception de la famille bourgeoise comme unité économique de la production et reproduction de la vie/ de la main d’œuvre. Lecture conseillée !!

Aurore Koechlin : « Aucune révolution  féministe sans renversement des classes »

2021

Entretien inédit pour le site de Ballast

Mettre sur la table une ques­tion cru­ciale mais sou­vent négli­gée : la stra­té­gie. Telle est l’am­bi­tion d’Aurore Koechlin dans son livre La Révolution fémi­niste. S’il est évident, pour l’au­trice, que le fémi­nisme réfor­miste (dia­lo­guer avec les ins­ti­tu­tions de l’État, inté­grer ses admi­nis­tra­tions, béné­fi­cier de ses finan­ce­ments asso­cia­tifs) ne per­met pas l’af­fran­chis­se­ment plein et entier des femmes et la construc­tion d’une socié­té plus juste, Koechlin n’en fait pas moins état des impasses d’une autre ten­dance, incon­tour­nable dans le camp de l’é­man­ci­pa­tion : la « stra­té­gie inter­sec­tion­nelle ». Tout en sou­li­gnant la néces­si­té d’ap­pré­hen­der l’en­che­vê­tre­ment des dif­fé­rentes domi­na­tions, elle conteste les effets poli­tiques concrets pro­duits par ce qu’elle tient pour une défor­ma­tion de ce que pro­pose, ini­tia­le­ment et jus­te­ment, l’in­ter­sec­tion­na­li­té comme outil socio­lo­gique. Effets qu’elle résume ain­si : dénon­cia­tion des « pri­vi­lèges » des indi­vi­dus plu­tôt que des struc­tures du pou­voir ; dés­in­té­rêt pour la construc­tion d’un grand mou­ve­ment col­lec­tif ; foca­li­sa­tion éli­tiste sur la pure­té radi­cale, les codes admis, le lan­gage requis. L’ouvrage entend dès lors pro­po­ser une stra­té­gie de nature « révo­lu­tion­naire », héri­tière d’un mar­xisme cri­tique : la consti­tu­tion d’un mou­ve­ment fémi­niste de masse en lien avec les mou­ve­ments ouvrier et anti­ra­ciste, per­met­tant, ensuite, la for­ma­tion d’une force popu­laire à même de tour­ner la page du capi­ta­lisme, c’est-à-dire de prendre le pou­voir. Nous en discutons.

En 2019, un mani­feste a appe­lé à un Féminisme pour les 99 %. Ça vous parle ?

Oui, énor­mé­ment. Je par­tage avec ses autrices l’essentiel des ana­lyses, tant théo­riques que stra­té­giques, sur le fémi­nisme. Elles se réclament toutes de la théo­rie de la repro­duc­tion sociale, elles font l’analyse qu’une nou­velle vague du fémi­nisme est en cours et elles défendent stra­té­gi­que­ment que le fémi­nisme doit à la fois se démar­quer du fémi­nisme libé­ral et être pen­sé en lien avec la lutte des classes et les luttes anti­ra­cistes. La prin­ci­pale dif­fé­rence entre nous repose sur le fait qu’elles ont choi­si de mettre davan­tage en avant un fémi­nisme anti­ca­pi­ta­liste plu­tôt que révo­lu­tion­naire — c’est-à-dire qui sou­ligne sur­tout contre quoi elles se battent. À l’inverse, il m’a sem­blé impor­tant de mettre en évi­dence que pour en finir avec la domi­na­tion des femmes et des mino­ri­tés de genre, une révo­lu­tion est nécessaire.

Qu’entendez-vous exac­te­ment par « révolution » ?

« Pour en finir avec la domi­na­tion des femmes et des mino­ri­tés de genre, une révo­lu­tion est nécessaire. »

Ce terme a connu un double mou­ve­ment dans les der­nières années, qui l’a beau­coup gal­vau­dé. D’un côté, il a été dia­bo­li­sé : source de peur, pré­sen­té comme un moment uni­la­té­ra­le­ment violent, à l’opposé de la démo­cra­tie. De l’autre côté, il a pu être vidé de sa sub­stance, notam­ment sous l’effet du mar­ke­ting néo­li­bé­ral (pour vendre un pro­duit, il le pré­sente comme « révo­lu­tion­naire »). Tout est révo­lu­tion : rien n’est révo­lu­tion ; le mot n’a plus de sens. Ces deux mou­ve­ments ont un même but, enter­rer col­lec­ti­ve­ment l’idée d’une alter­na­tive à la socié­té actuelle. C’est pour­quoi il me paraît impor­tant de se réap­pro­prier le terme et de lui don­ner une autre conno­ta­tion — en sou­li­gnant, par exemple, que si on a une ana­lyse struc­tu­relle consé­quente des rap­ports sociaux de domi­na­tion, on ne peut qu’être révo­lu­tion­naire. Si, vrai­ment, il y a des domi­na­tions parce qu’il existe des struc­tures qui les portent (l’État, la Justice, la police, la famille, l’école, le tra­vail…), alors il faut les ren­ver­ser et en pen­ser de nou­velles pour mettre fin aux dominations.

L’histoire des fémi­nismes est sou­vent pré­sen­tée par dif­fé­rentes « vagues ». Mais cette his­to­rio­gra­phie a pu être contes­tée. En quoi cette méta­phore vous paraît-elle pertinente ?

Je com­prends par­fai­te­ment que cette his­to­rio­gra­phie, sim­pli­fi­ca­trice, soit contes­tée par des historien·nes qui montrent que l’histoire du fémi­nisme est plus com­plexe qu’une ques­tion de séquen­çage en vagues. Ou par des militant·es, qui rap­pellent que cette his­toire est cen­trée sur les pays occi­den­taux et fait fi de l’histoire des luttes fémi­nistes hors de ce contexte. Je par­tage ces cri­tiques. Néanmoins, la notion de vagues me semble appor­ter deux choses. D’une part, sa sim­pli­fi­ca­tion même per­met une facile appro­pria­tion. L’histoire des fémi­nismes est peu connue, en grande par­tie parce qu’elle a été volon­tai­re­ment invi­si­bi­li­sée et oubliée. Je fais par­tie d’une géné­ra­tion qui a dû gran­dir en redé­cou­vrant ce qu’avaient accom­pli les géné­ra­tions fémi­nistes anté­rieures, au prix d’un long appren­tis­sage par­fois dif­fi­cile. Les choses sont en train d’évoluer avec un dyna­misme cer­tain du côté de l’histoire du fémi­nisme, comme en témoigne par exemple la publi­ca­tion du récent ouvrage Ne nous libé­rez pas, on s’en charge — Une his­toire des fémi­nismes de 1789 à nos jours, de Bibia Pavard, Florence Rochefort et Michelle Zancarini-Fournel.

 

 

 

Il me sem­blait utile de livrer un pre­mier repère his­to­rique en trois vagues, qui per­met de fixer sim­ple­ment de grandes périodes. L’autre apport de cette notion, c’est qu’il s’agit d’une carac­té­ri­sa­tion mili­tante. Bibia Pavard a mon­tré dans son article « Faire naître et mou­rir les vagues : com­ment s’écrit l’histoire des fémi­nismes » que ce sont les nou­velles géné­ra­tions fémi­nistes qui se sont à chaque fois qua­li­fiées de nou­velles vagues, ce qui a un effet per­for­ma­tif : pro­cla­mer qu’on entre dans une nou­velle vague contri­bue ain­si à la faire adve­nir. À ce titre, il me sem­blait inté­res­sant de sou­li­gner qu’on assiste actuel­le­ment à une qua­trième vague du fémi­nisme, afin de prendre la mesure de la situa­tion et de réflé­chir col­lec­ti­ve­ment aux tâches poli­tiques que cela implique. La par­ti­cu­la­ri­té de cette qua­trième vague est qu’elle ne naît pas dans les pays occi­den­taux, mais en Amérique latine — ce qui per­met jus­te­ment de sor­tir du reproche qu’on a pu faire. Il serait d’ailleurs inté­res­sant de relire ce séquen­çage avec les apports des recherches his­to­riques sur les fémi­nismes non occidentaux.

Franck Gaudichaud nous disait jus­te­ment toute l’importance du fémi­nisme pour com­prendre les mou­ve­ments sociaux en Amérique latine. Les fémi­nismes lati­no-amé­ri­cains sont-ils aujourd’hui les plus à même de faire la jonc­tion avec le mou­ve­ment ouvrier ?

« Les femmes de chambre de l’hôtel Ibis-Batignolles lient indis­so­cia­ble­ment le fémi­nisme, la lutte anti­ra­ciste et celle pour l’amélioration de leurs condi­tions de travail. »

Cette ques­tion du lien est très com­pli­quée. Historiquement, le mou­ve­ment fémi­niste en tant que tel est né au sein des révoltes sociales. Mais sa par­ti­cu­larité a tou­jours été d’être trans­classe. Il a ain­si pu être réduit par des frac­tions du mou­ve­ment ouvrier, par­fois par ses diri­geants sta­li­niens, à un mou­ve­ment bour­geois ou petit-bour­geois. Cela a entraî­né une crise durable entre mou­ve­ment fémi­niste et mou­ve­ment ouvrier depuis les années 1970, avec l’émergence d’un mou­ve­ment fémi­niste auto­nome du mou­ve­ment ouvrier — au moins par­tiel­le­ment. Même si cette auto­no­mie est à rela­ti­vi­ser : les fémi­nistes du cou­rant « lutte de classes » fai­saient, dès cette époque, le lien entre les deux mou­ve­ments. Aujourd’hui, une par­tie de l’extrême gauche conti­nue de nier la cen­tra­li­té poli­tique du fémi­nisme et ne se sou­vient de sa force que lorsqu’il par­vient à mobi­li­ser mas­si­ve­ment des mil­liers, voire des mil­lions de per­sonnes. Cette frac­tion de l’extrême gauche conteste sur­tout sa cen­tra­li­té à un niveau stra­té­gique : elle peut recon­naître qu’il existe des formes d’oppression spé­ci­fiques qui pèsent sur les femmes et les mino­ri­tés de genre, mais elle ne pense pas que l’oppression de genre est consub­stan­tielle au capi­ta­lisme et nie qu’elle est aus­si une forme d’exploitation, c’est-à-dire d’appropriation de la force de tra­vail. On pour­rait faire exac­te­ment les mêmes remarques sur la cen­tra­li­té poli­tique de l’antiracisme.

Mais, bien sûr, on ne sau­rait réduire le mou­ve­ment ouvrier à cette frac­tion de l’extrême gauche. Je crois qu’à la base des mou­ve­ments, au contraire, il y a une forte conscience de la néces­si­té de la conver­gence des luttes. Et concer­nant le fémi­nisme, elle est en partie réalisée dans les faits : de nom­breuses tra­vailleuses en lutte font le lien entre ces dif­fé­rents com­bats, car le sexisme et/ou le racisme struc­turent leur exploi­ta­tion au tra­vail, et cela n’a pas de sens de les sépa­rer. Un bon exemple est la lutte des femmes de chambre tou­jours en cours de l’hôtel Ibis-Batignolles. Elles lient indis­so­cia­ble­ment le fémi­nisme, la lutte anti­ra­ciste et celle pour l’amélioration de leurs condi­tions de tra­vail. Mais pour reve­nir à l’Amérique latine, je crois que sa par­ti­cu­la­ri­té repose sur le fait que, jus­te­ment, le mou­ve­ment fémi­niste y est très puissant. C’est peut-être actuelle­ment le mou­ve­ment le plus puis­sant. Dès lors, les fémi­nistes peuvent faire en acte la conver­gence des luttes. En France, je pense que cette conver­gence advien­dra lorsque nous aurons réus­si à construire un mou­ve­ment fémi­niste fort et popu­laire, qui pèse­ra sur le mou­ve­ment ouvrier et don­ne­ra de l’écho aux femmes et aux mino­ri­tés de genre du mou­ve­ment ouvrier.

Dans une pers­pec­tive d’articulation du mar­xisme et du fémi­nisme, vous met­tez en avant une théo­rie de la repro­duc­tion sociale afin de pen­ser les rap­ports de pro­duc­tion, de repro­duc­tion et les rap­ports sociaux. Pourquoi est-elle essen­tielle à vos yeux ?

Cette théo­rie a émer­gé au croi­se­ment de la théo­rie mar­xiste et de la théo­rie fémi­niste dès les débats des années 1960–1970, autour du tra­vail domes­tique. Puis elle s’est cris­tal­li­sée dans les années 1980 autour d’un ouvrage majeur, Marxism and the oppres­sion of women de Lise Vogel, pour connaître un renou­veau ces der­nières années dans un contexte poli­tique et uni­ver­si­taire spé­ci­fique. D’un côté, le mar­xisme a en effet connu un regain d’intérêt dans le contexte de la crise éco­no­mique de 2007–2008. De l’autre, la théo­rie fémi­niste, à la faveur de la nou­velle vague, est par­ti­cu­liè­re­ment dyna­mique ces der­nières années. C’est ain­si qu’il faut com­prendre l’importance qu’a prise la théo­rie de la repro­duc­tion sociale. Elle essaie de livrer une analyse de l’oppression des femmes et des mino­ri­tés de genre dans le cadre théorique du mar­xisme — ce qui implique bien évi­dem­ment d’avoir un rap­port souple à ce der­nier. La théo­rie de la repro­duc­tion sociale montre que si les femmes et les mino­ri­tés de genre sont dominé·es, ce n’est pas dû à une simple oppres­sion idéo­lo­gique qui aurait per­du­ré (comme une rémi­nis­cence d’un ancien temps). Elle montre éga­le­ment que ce n’est pas acces­soire au capi­ta­lisme, et que le capi­ta­lisme n’aurait pas pu être indif­fé­rent au genre. Si cette domi­na­tion existe, c’est qu’elle a une base maté­rielle et que cette der­nière est néces­saire au capi­ta­lisme. Cette base maté­rielle, c’est l’assignation des femmes et des mino­ri­tés de genre dans le cadre d’une divi­sion gen­rée du tra­vail, à un type de tra­vail spé­ci­fique : le tra­vail repro­duc­tif. Celui-ci consiste à pro­duire et à repro­duire la vie, c’est-à-dire les tra­vailleurs et les tra­vailleuses dans le cadre de l’économie capi­ta­liste. Dit à un plus haut niveau d’abstraction, et en uti­li­sant les caté­go­ries mar­xistes, le tra­vail repro­duc­tif est le tra­vail qui pro­duit et repro­duit la force de tra­vail. Il faut donc bien voir qu’il ne s’agit pas d’un tra­vail cen­tré sur le bio­lo­gique. Au contraire : l’essentiel des tâches qui y sont liées ne sont pas d’ordre bio­lo­gique. Même quand le tra­vail repro­duc­tif inclut des pro­ces­sus bio­lo­giques, ils sont mar­qués du sceau du social. D’où le terme de « repro­duc­tion sociale ».

Comment ce tra­vail repro­duc­tif se tra­duit-il concrètement ?

« Il est impos­sible de pen­ser un capi­ta­lisme qui soit indif­fé­rent au genre (de même qu’à la race).

Il s’effectue à un double niveau. D’abord à un niveau quo­ti­dien, il consiste à accom­plir l’ensemble des tâches néces­saires pour que les tra­vailleurs et tra­vailleuses soient fraîches et dis­poses pour retour­ner tra­vailler le len­de­main : pré­pa­ra­tion des repas, les­sives, entre­tien de la mai­son, etc. Ensuite, à un niveau inter­gé­né­ra­tion­nel, il consiste à repro­duire la force de tra­vail dans le temps : par la pro­duc­tion et l’éducation des enfants, notam­ment. L’un des lieux cen­traux dans lequel se déploie le tra­vail repro­duc­tif est la famille — il cor­res­pond alors au tra­vail domes­tique théo­ri­sé par les fémi­nistes des années 1970. Mais l’intérêt de la théo­rie de la repro­duc­tion sociale est de mon­trer qu’il peut aus­si être effec­tué dans d’autres espaces.

Lesquels, par exemple ?

Il peut être en par­tie col­lec­ti­vi­sé via les ser­vices publics, notam­ment en matière d’éducation et de san­té. Dans ce cadre, il demeure extrê­me­ment gen­ré : ce sont majo­ri­tai­re­ment les femmes et les mino­ri­tés de genre qui le prennent en charge. De la même façon que le tra­vail repro­duc­tif est invi­si­bi­li­sé et mécon­nu comme tra­vail dans le cadre de la famille, mais pré­sen­té comme le résul­tat d’une aspi­ra­tion « natu­relle », il est déva­lo­ri­sé socia­le­ment et fai­ble­ment rému­né­ré dans le cadre des ser­vices publics — et consi­dé­ré comme à la limite d’un tra­vail. Mais il peut aus­si être inté­gré à la sphère du mar­ché, cette fois-ci prin­ci­pa­le­ment via les ser­vices à la per­sonne. Dans ce cadre, on constate qu’il n’est pas seule­ment gen­ré mais éga­le­ment extrê­me­ment raci­sé : ce sont en grande par­tie les femmes des classes popu­laires et raci­sées qui l’effectuent. Cela per­met de mon­trer que des actrices cen­trales de la lutte fémi­niste sont les femmes raci­sées, qui prennent aujourd’hui de plus en plus en charge le tra­vail repro­duc­tif. Dans le cadre capi­ta­liste, la domi­na­tion des femmes et des mino­ri­tés de genre est ce qui per­met indi­rec­te­ment la pro­duc­tion des pro­fits. Il est donc impos­sible de pen­ser un capi­ta­lisme qui soit indif­fé­rent au genre (de même qu’à la race) : tout son fonc­tion­ne­ment repose sur l’existence et la per­pé­tua­tion de ces rap­ports sociaux de domination.

Selon vous, le point faible du fémi­nisme dit « maté­ria­liste » « réside […] dans son manque d’élaboration stra­té­gique ». Vous esquis­sez la voie d’une stra­té­gie révo­lu­tion­naire et mar­xiste : pour­quoi serait-elle plus à même de réussir ?

Pour être pré­cise, je fais l’hypothèse qu’une des causes de la rapide ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion du mou­ve­ment fémi­niste repose sur le manque d’élaboration stra­té­gique du fémi­nisme maté­ria­liste hors mou­ve­ment. De façon signi­fi­ca­tive, Christine Delphy pou­vait dire dans les années 1970, reve­nant sur son article « L’ennemi prin­ci­pal », que par­ler de lutte révo­lu­tion­naire « ne veut pas dire qu’on sait com­ment s’y prendre, ni ce qu’il faut détruire pour détruire [le patriar­cat]. Le décou­vrir fait par­tie inté­grante de la lutte ». Je pense que c’est en par­tie symp­to­ma­tique du fait que la lutte fémi­niste se suf­fi­sait en quelque sorte à elle-même, et qu’il y avait ici une forme de refus d’élaborer une stra­té­gie concrète de ren­ver­se­ment du patriar­cat. Mais je ne l’écrirais pro­ba­ble­ment plus exac­te­ment sous cette forme aujourd’hui…

Pourquoi ?

« Nous ne devons pas avoir peur de tirer les bilans de nos erreurs pas­sées pour pou­voir construire un mou­ve­ment fémi­niste qui soit le plus vic­to­rieux possible. »

J’ai l’impression que c’est un mou­ve­ment indé­pas­sable du capi­ta­lisme que de coop­ter les dif­fé­rents mou­ve­ments contes­ta­taires. Par contre, sur la ques­tion du débat entre fémi­nistes maté­ria­listes et fémi­nistes mar­xistes, il me semble impor­tant, d’abord, de sou­li­gner com­bien nous sommes toutes et tous débi­trices, en tant que fémi­nistes, des éla­bo­ra­tions extrê­me­ment riches théo­ri­que­ment du fémi­nisme maté­ria­liste. Le désac­cord se place davan­tage à un niveau poli­tique. Christine Delphy en par­ti­cu­lier a défen­du l’idée d’un mode de pro­duc­tion patriar­cal auto­nome et paral­lèle au mode de pro­duc­tion capi­ta­liste, alors que je trouve que l’articulation entre pro­duc­tion et repro­duc­tion que pro­pose la théo­rie de la repro­duc­tion sociale est une ana­lyse plus convain­cante. À un niveau stra­té­gique, cela l’a menée à défendre une totale auto­no­mie du mou­ve­ment fémi­niste par rap­port aux autres mou­ve­ments. Or cela me semble faux, théo­ri­que­ment, tant le genre, la classe et la race sont entre­la­cés : ils se pro­duisent et se repro­duisent mutuelle­ment. Faux et grave, stra­té­gi­que­ment. Je doute qu’aucun mou­ve­ment n’ait le pou­voir de ren­ver­ser le capi­ta­lisme ou le patriar­cat à lui tout seul et de mettre en place une autre orga­ni­sa­tion sociale sans poser cen­tra­le­ment la ques­tion de la pro­duc­tion et de la repro­duc­tion, la ques­tion du genre comme de la classe et de la race.

Vous faites une lec­ture cri­tique de ce que vous nom­mez « la stra­té­gie inter­sec­tion­nelle », c’est-à-dire de cer­taines appro­pria­tions du concept d’inter­sec­tion­na­li­té par des milieux mili­tants : notion de « pri­vi­lèges » qui efface la ques­tion du pou­voir, indi­vi­dua­li­sa­tion de la domi­na­tion au détri­ment d’une approche struc­tu­relle, « safe spaces » [« espaces sûrs »] peu démo­cra­tiques, recherche de pure­té indi­vi­duelle… C’est là un constat amer de militante ?

Cela part effec­ti­ve­ment d’une expé­rience mili­tante. Le bilan me sem­blait néces­saire. Non pas que j’en garde une amer­tume par­ti­cu­lière, mais plu­tôt parce que nous assis­tons à une renais­sance du fémi­nisme. Nous ne devons pas avoir peur de tirer les bilans de nos erreurs pas­sées pour pou­voir construire un mou­ve­ment fémi­niste qui soit le plus vic­to­rieux pos­sible. Je suis moi-même entrée dans ces logiques, à une époque : il ne s’agit pas tant d’une cri­tique que d’une forme d’autocritique. J’ai d’ailleurs l’impression que je ne suis pas la seule à dres­ser ce bilan : en réa­li­té, nous sommes de plus en plus nom­breuses et nom­breux à le faire. Le nombre de col­lec­tifs fémi­nistes qui ont explo­sé — c’est par exemple le cas de mon ancien col­lec­tif — et de per­sonnes qui ont arrê­té de mili­ter suite à ces phé­no­mènes a pous­sé à une réflexion col­lec­tive d’importance et à une pro­fonde remise en ques­tion de ces pratiques.

 

 

 

D’aucuns estiment que l’intersectionnalité est un cadre théo­rique, et non une stra­té­gie. L’objet de votre cri­tique semble par­fois oscil­ler entre ce cadre théo­rique et son appro­pria­tion stratégique…

Dans la lignée des éla­bo­ra­tions du Black femi­nism, l’intersectionnalité est concep­tua­li­sée par la juriste amé­ri­caine noire Kimberlé Crenshaw dans deux articles fon­da­teurs de 1989 et 1991. Si elle déve­loppe tout un ensemble de réflexions, on peut dire que le noyau cen­tral de son pro­pos est de mon­trer qu’il est impos­sible d’isoler un rap­port social de domi­na­tion des autres (notam­ment ceux de genre, classe, race) : ils sont arti­cu­lés entre eux et se recon­fi­gurent mutuel­le­ment. Le terme connaît un tel suc­cès, tant théo­rique que mili­tant, qu’il est en par­tie appro­prié par la socio­lo­gie du genre, notam­ment, et sert alors à dési­gner avant tout une méthode — celle du croi­se­ment des domi­na­tions sociales. Je suis donc d’accord sur le fait que l’intersectionnalité est d’abord et avant tout une théo­rie. Cela n’a pas empê­ché cer­taines appro­pria­tions mili­tantes, qu’il faut dis­tin­guer de l’intersectionnalité ori­gi­nelle — ce que j’essaie de faire dans mon ouvrage, peut-être avec plus ou moins de suc­cès. Je montre qu’il s’agit d’une défor­ma­tion à une échelle indi­vi­duelle ou inter­in­di­vi­duelle de l’analyse maté­ria­liste, et par­fois mar­xiste, du Black femi­nism ori­gi­nel. Je pré­cise sys­té­ma­ti­que­ment quand j’en ai l’occasion que j’ai nom­mée cette stra­té­gie « inter­sec­tion­nelle » faute de meilleurs mots pour la carac­té­ri­ser… Dans un contexte où le gou­ver­ne­ment vise à dia­bo­li­ser l’intersectionnalité et à cen­su­rer la pro­duc­tion théo­rique et mili­tante sur le sujet, je suis bien sûr pour reven­di­quer le terme ! Mais cela ne doit pas empê­cher pour autant d’avoir un regard cri­tique sur cer­taines de ses appro­pria­tions militantes.

« Donner la parole aux concerné·es » est un mot d’ordre désor­mais répan­du. Vous regret­tez qu’un glis­se­ment puisse par­fois s’o­pé­rer : quand on passe « d’une théo­rie des points de vue situés […] à une théo­rie du pri­vi­lège épis­té­mo­lo­gique abso­lu des dominé·es sur leur domi­na­tion », c’est-à-dire quand « toute per­sonne, si elle est oppri­mée, détient la véri­té incon­tes­table de son oppres­sion, donc la clé de sa libé­ra­tion. » Mais quel serait le « bon » équi­libre, alors ?

« Il faut mettre l’accent sur le fait que seule une infime par­tie de la popu­la­tion n’est domi­née d’aucune façon — c’est elle qui pos­sède le pou­voir poli­tique et éco­no­mique de déter­mi­ner les vies de toutes et tous les autres. »

Là aus­si, il s’agit d’une défor­ma­tion de la théo­ri­sa­tion ori­gi­nelle. On passe de l’idée tout à fait mar­xiste que la posi­tion sociale déter­mine notre façon d’appréhender le monde (et qu’il est donc inté­res­sant, pour ana­ly­ser la domi­na­tion, de repar­tir de l’expérience de celles et ceux qui la vivent — et que cela peut, poli­ti­que­ment, néces­si­ter des moments et des orga­ni­sa­tions en non-mixi­té) à l’idée que seul·es celles et ceux qui vivent la domi­na­tion ont le droit d’en par­ler. Et qu’ils doivent s’organiser poli­ti­que­ment de façon abso­lu­ment auto­nome de celles et ceux qui ne la vivent pas. Lorsqu’on adopte une pers­pec­tive inter­sec­tion­nelle, jus­te­ment, on voit que c’est dif­fi­cile à tenir : cela a pour effet d’atomiser les luttes et d’empêcher toute conver­gence. A contra­rio, je pense qu’il faut mettre l’accent sur le fait que seule une infime par­tie de la popu­la­tion n’est domi­née d’aucune façon — c’est elle qui pos­sède le pou­voir poli­tique et éco­no­mique de déter­mi­ner les vies de toutes et tous les autres. Même si, actuel­le­ment, nous ne vivons pas les mêmes types de domi­na­tion, même si, ponc­tuel­le­ment, nos inté­rêts peuvent diver­ger, nous avons un inté­rêt maté­riel supé­rieur à nous unir pour ren­ver­ser les struc­tures de la socié­té et mettre en place une autre façon de vivre, de pro­duire, de repro­duire et de faire de la politique.

Au vu de l’hé­ri­tage théo­rique et poli­tique dans lequel vous vous ins­cri­vez, de quel œil voyez-vous le phé­no­mène de réha­bi­li­ta­tion des sor­cières dans le fémi­nisme occi­den­tal — avec la part « éso­té­rique » qu’il char­rie parfois ?

La spé­ci­fi­ci­té de la figure de la sor­cière, c’est qu’elle est par­ti­cu­liè­re­ment plas­tique. Elle peut être reven­di­quée comme un sym­bole fémi­niste large : la chasse aux sor­cières est un exemple his­to­rique de fémi­ni­cide de masse. Ou être appro­priée par dif­fé­rents cou­rants au sein même du fémi­nisme, qui en feront à chaque fois une lec­ture dif­fé­rente. C’est le propre des sym­boles. La sor­cière a pu être convo­quée par des black blocs fémi­nistes, nom­més « Witch Blocs », pen­dant la mobi­li­sa­tion contre la loi Travail. C’est le noir qui y est asso­cié, et sa conno­ta­tion fémi­niste, qui ont ren­du pos­sible cette appro­pria­tion. Théoriquement, c’est une figure que convoque aus­si bien Silvia Federici dans une lec­ture maté­ria­liste de l’avènement du capi­ta­lisme comme accu­mu­la­tion pri­mi­tive du corps des femmes dans Caliban et la sor­cière, que Starhawk, qui reven­dique sa part d’ésotérisme. Je pense donc que les signi­fi­ca­tions de la sor­cière ne sont pas figées et que c’est un sym­bole puis­sant et mobi­li­sa­teur qu’il ne faut pas hési­ter à convoquer.

Vous faites par­tie du Collectif fémi­nistes révo­lu­tion­naires, créé, jus­te­ment, dans l’élan de la mobi­li­sa­tion contre la loi Travail…

On a vou­lu faire un espace qui soit à la fois fémi­niste et mar­xiste. Un lieu de for­ma­tions, de débats, de luttes. Un espace bien­veillant où chacun·e puisse à la fois se for­mer col­lec­ti­ve­ment, expri­mer des désac­cords et mili­ter. Bien sûr, le fait de se défi­nir comme « révo­lu­tion­naires » crée de fait une déli­mi­ta­tion avec l’ensemble du mou­ve­ment fémi­niste. L’idée n’était pas for­cé­ment de faire le col­lec­tif le plus large pos­sible mais plu­tôt de défendre au sein du mou­ve­ment fémi­niste une cer­taine poli­tique et une cer­taine stra­té­gie. Pour mobi­li­ser, il nous semble plus appro­prié de déve­lop­per l’auto-organisation à une échelle locale et natio­nale : via des comi­tés de quar­tiers et sur les lieux de tra­vail, par exemple, comme au moment du MLAC dans les années 1970. Notre but est d’intervenir conjoin­te­ment dans le mou­ve­ment fémi­niste et dans le mou­ve­ment social au sens large, c’est-à-dire aus­si bien dans les mobi­li­sa­tions natio­nales qu’auprès du mou­ve­ment anti­ra­ciste ou du mou­ve­ment ouvrier — en défen­dant à chaque fois la conver­gence des luttes. Nous mili­tons acti­ve­ment au sein de la nou­velle vague du fémi­nisme : nous avons par exemple par­ti­ci­pé à des assem­blées géné­rales MeToo en 2017 et nous pous­sons à la créa­tion de comi­tés locaux pour la pré­pa­ra­tion de la grève fémi­niste pour le 8 mars. Nous sou­te­nons éga­le­ment les dif­fé­rents mou­ve­ments sociaux et y met­tons en avant les mots d’ordre et les reven­di­ca­tions fémi­nistes. Lors de la mobi­li­sa­tion des cheminot·es contre la casse de leur sta­tut, par exemple, nous sommes intervenu·es en sou­tien au tech­ni­centre du Landy à Saint-Denis ; en retour, ils et elles sont venu·es mani­fes­ter avec nous à la Marche des fier­tés qui a sui­vi. Plus récem­ment, nous sou­te­nons la grève des femmes de chambre de l’hôtel Ibis-Batignolles, dont nous par­lions, en lutte depuis plus d’un an.

Mais, au fait : si le fémi­nisme n’est pas un bloc uni­fié, comme vous l’a­vez mon­tré, pour­quoi avoir inti­tu­lé votre ouvrage… La Révolution fémi­niste ?

J’utilise le terme de « révo­lu­tion fémi­niste » de la même façon que je parle de « mou­ve­ment fémi­niste » au sin­gu­lier — tout en sachant très bien qu’il est tra­ver­sé par des cou­rants oppo­sés, qu’il existe une diver­si­té de fémi­nismes et que l’étiquette « fémi­niste » peut être appro­priée pour défendre des choses qui n’ont pas beau­coup à voir avec le fémi­nisme ! Parfois, il est bon d’avoir des termes plus abs­traits, donc au sin­gu­lier, qui per­mettent d’englober un ensemble d’espaces dif­fé­rents. Le mou­ve­ment fémi­niste est, à l’image du mou­ve­ment ouvrier, un terme qui per­met de res­sai­sir l’ensemble de l’espace social fémi­niste, en étant momen­ta­né­ment aveugle à sa diver­si­té consub­stan­tielle. La révo­lu­tion fémi­niste, c’est à la fois une période, celle qu’on est en train de vivre : la mon­tée d’un mou­ve­ment fémi­niste depuis plus d’un siècle, à l’échelle pla­né­taire, qui, comme une lame de fond, une vague, menace de tout ren­ver­ser sur son pas­sage. Et c’est aus­si une pro­messe. Celle qu’à un moment, une révo­lu­tion fémi­niste advien­dra. Mais j’espère avoir été suf­fi­sam­ment claire sur le fait que, dans ma concep­tion, si aucune révo­lu­tion ne peut adve­nir si elle n’est pas fémi­niste, inver­se­ment, aucune révo­lu­tion ne sera fémi­niste si elle ne ren­verse pas le capi­ta­lisme, le sys­tème des classes sociales et l’organisation raciste de la socié­té. Si elle ne met pas en place, éga­le­ment, une réor­ga­ni­sa­tion de la pro­duc­tion et de la reproduction.

 

Illustration de ban­nière : Rachel Levit Ruiz | rachellevit.com
Photographie de vignette : Louise Rocabert

 

REBONDS

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