Deux mots de présentation :
C’est un bon article descriptif, révélatrice des larges inégalités. Il est paru dans « l’Observatoire des multinationales », mais à se refuser à une analyse de classe de ces inégalités on dérive bien souvent sur une vision partielle des inégalités. En ce qui nous concerne nous insisterons sur 2 points : ces inégalités ne sont pas le fait du hasard ou de tristes circonstances qui pousseraient à reprendre le slogan tant entendu des sociaux-démocrates qu’il faudrait mieux « répartir les richesses ». Ou encore que le gouvernement X ou Y ferait preuve de faiblesse, voire de mauvaise volonté. Le second points c’est de dire qu’il ne s’agit pas d’humanisme bien pensé, ni de bonne volonté à vouloir changer les choses, mais que l’on a à faire à tout un système économique et social ayant à sa tête le Capitalisme Monopoliste d’État (CME). On ne peut aujourd’hui analyser (et comprendre en son fond) un phénomène économique que si on a en tête cette réalité : un État dont les institutions ont fusionné avec les directions des grandes entreprises capitalistes, bien souvent internationales. La solution à cette situation apparaît alors comme la nécessité d’une lutte contre ce CME, d’une lutte pour le Pouvoir, d’une lutte pour la révolution sociale.
Des retraites patrons, grandes tailles
Alors que le mouvement social contre la réforme des retraites voulue par Emmanuel Macron prend de l’ampleur, les dirigeants néo-retraités du CAC40 jouissent d’une sort plus que favorable.
Plusieurs grands patrons du CAC40 ont pris leur retraite ces derniers mois. Antoine Frérot (Veolia, à 64 ans), Jean-Paul Agon (L’Oréal, à 65 ans), Benoît Potier (Air Liquide, à 64 ans), Pierre-André de Chalendar (Saint-Gobain, à 63 ans) et Martin Bouygues (à 69 ans) ont tous cédé les rênes de leur entreprise en 2021 ou 2022 au terme d’une longue carrière au sein de leur groupe. Ou, pour être plus précis, ils ont cédé la direction opérationnelle de leur groupe (le DG de « PDG ») tout en restant au moins provisoirement président du conseil d’administration (le P de « PDG »). Dans le cas de Martin Bouygues, il reste aussi le principal actionnaire du groupe de BTP via la holding familiale [1].
Que l’on se rassure donc : ces néo-retraités ont largement de quoi couler des jours paisibles. Ils ont eu la liberté de choisir quand ils partiraient à la retraite, dans quelles conditions, et par qui ils seraient remplacés, tout en s’assurant qu’ils continueraient de jouir d’une grande part de leur prestige social, sans se retrouver soudain rejetés en marge et considérés comme des « assistés » par les pouvoirs publics. Contrairement à beaucoup de leurs concitoyens.
Les retraites chapeaux sont toujours là
Certes, les beaux jours des « retraites chapeaux » sont en grande partie derrière nous. Il y a quelques années encore, les patrons du CAC40 qui partaient à la retraite suscitaient quasi immanquablement la polémique lorsque la presse dévoilait le montant des pensions complémentaires qu’ils devaient toucher de leur ancienne entreprise : 1,7 million d’euros par an pour Franck Riboud (ancien PDG de Danone parti à la retraite en 2014), 3 millions pour l’ancien PDG de L’Oréal Lindsay Owen-Jones pari en 2011, 1,3 million pour l’ancien patron d’Airbus Tom Enders (parti en 2020), 800 000 euros pour l’ancien PDG d’Engie Gérard Mestrallet (parti en 2018), ou encore 500 000 euros pour l’ex patron de PSA Philippe Varin (parti en 2014), qui s’est trouvé contraint, face au scandale, de renoncer à une partie de sa pension.
Jean-Paul Agon, ex PDG et aujourd’hui président du conseil d’administration de L’Oréal, pourrait ainsi prétendre à une retraite chapeau de 1,6 million d’euros par an, soit 126 fois la pension moyenne d’un Français ou d’une Française (environ 1500 € par mois).
Depuis, le dispositif des retraites chapeaux a été progressivement encadré, jusqu’à disparaître en 2019 sous sa forme traditionnelle. Les patrons qui étaient en place avant cette date continuent toutefois à en bénéficier. Jean-Paul Agon, ex PDG et aujourd’hui président du conseil d’administration de L’Oréal, pourrait ainsi prétendre à une retraite chapeau de 1,6 million d’euros par an, soit 126 fois la pension moyenne d’un Français ou d’une Française (environ 1500 € par mois). Il y a toutefois renoncé provisoirement. Explication : il touche en tant que président du conseil d’administration une rémunération fixe annuelle de… 1,6 million d’euros, largement supérieure à ce qui se fait dans la plupart des autres groupes du CAC40.
Selon le Document d’enregistrement universel 2021 de l’entreprise, l’ancien PDG d’Air Liquide Benoît Potier a lui aussi droit à une retraite chapeau de l’ordre de 650 000 euros par an, à quoi s’ajoutent environ 200 000 euros annuels dans le cadre du plan d’épargne retraite du groupe. Il continuera en même temps à toucher une rémunération annuelle de 800 000 euros en qualité de président du conseil d’administration.
Pierre-André de Chalendar, qui a cédé la direction générale de Saint-Gobain en 2021, touche désormais une retraite chapeau, certes plus modeste, d’environ 386 000 euros annuels, qui s’ajoute à son revenu fixe de 400 000 euros annuels en qualité de président du conseil. Antoine Frérot fait exception, avec une retraite chapeau théorique de « seulement » 51 000 euros par an. Il se console avec sa rémunération fixe de 700 000 euros annuels en qualité de président du conseil d’administration de Veolia. Quant à Martin Bouygues, le groupe dont il est le principal actionnaire ne divulgue pas, à notre connaissance, le montant de la pension de retraite additive à laquelle il peut prétendre. Il touche une rémunération fixe annuelle de 500 000 euros en tant que président du conseil d’administration.
Entreprise | Droits à retraite chapeau | Rémunération en tant que président du C.A. | |
Jean-Paul Agon | L’Oréal | 1,6 million € | 1,6 million € |
Benoît Potier | Air Liquide | 650 000 € | 800 000 € |
P.A de Chalendar | Saint-Gobain | 386 000 € | 400 000 € |
Antoine Frérot | Veolia | 51 000 € | 700 000 € |
Martin Bouygues | Bouygues | ? | 500 000 € |
Les privilégiés du CAC40
Un autre cas intéressant est celui de Denis Duverne, qui vient de quitter la présidence du conseil d’administration d’Axa. L’assureur est l’un des seuls groupes du CAC40 a être directement intéressé à la réforme voulue par Emmanuel Macron, puisqu’il propose des solutions de retraites par capitalisation. En quittant son poste, Denis Duverne a fait valoir son droit à une retraite chapeau de 750 000 euros annuels.
Qu’en est-il des patrons du CAC40 suffisamment anciens pour bénéficier un régime de retraite chapeau mais qui n’ont pas encore quitté leurs fonctions ? Patrick Pouyanné, PDG de TotalEnergies, pourrait prétendre à une pension supplémentaire d’au moins 638 000 euros par an, selon le dernier Document d’enregistrement universel publié par le groupe. Xavier Huillard, le PDG de Vinci, toucherait quant à lui 330 000 euros annuels.
En ce qui concerne Jean-Pascal Tricoire, le PDG de Schneider Electric spécialiste des acrobaties dans la fixation de sa rémunération, il ne touchera pas de retraite chapeau à proprement parler, mais son entreprise lui accorde chaque année plusieurs centaines de milliers d’euros (573 000 euros en 2021) à « placer » à sa guise en vue de sa retraite.
Prioriser les dividendes, un investissement gagnant pour les patrons
Mais il est d’autres moyens, plus discrets, pour les patrons du CAC40 de s’assurer une retraite confortable. L’un de ces moyens est directement lié à un autre péché mignon des grandes entreprises française : leur générosité exacerbée envers les actionnaires. Les champions tricolores cotés à la Bourse de Paris ont battu l’année dernière des records historiques en la matière, avec 80 milliards d’euros redistribués (57,5 de dividendes et 22,4 en rachats d’actions sur les profits 2021). Cela fait des années que les groupes du CAC40 se distinguent par leurs excès dans ce domaine, par comparaison notamment avec leurs homologues européens. L’Oréal est d’ailleurs l’un des plus gros distributeurs de dividendes de l’indice parisien. Air Liquide a maintenu l’augmentation de ses paiements aux actionnaires en 2020 puis en 2021 malgré l’épidémie de Covid. Veolia a régulièrement ces dernières années reversé davantage à ses actionnaires qu’elle ne réalisait de profits.
La génération de patrons du CAC40 qui part aujourd’hui à la retraite est précisément celle qui a organisé la soumission des grandes entreprises françaises aux marchés financiers
La génération de patrons du CAC40 qui part aujourd’hui à la retraite est précisément celle qui a organisé la soumission des grandes entreprises françaises aux marchés financiers, avec tous les effets délétères qui en découlent. Sortis des grandes écoles dans les années 1970 ou 1980, ayant souvent passé quelques années dans la haute fonction publique et dans les cabinets ministériels de droite et de gauche, ce sont eux qui, arrivés à la tête des grands groupes tricolores, ont choisi année après année d’augmenter les dividendes, de comprimer les coûts, de délocaliser l’emploi lorsque c’était possible, d’optimiser leur facture fiscale.
Ils ont été encouragés en ce sens par la transformation progressive de leur mode de rémunération. La bonne vieille rémunération fixe ne représentait plus l’année dernière qu’un petit cinquième en moyenne de la rémunération total des patrons du CAC40. La rémunération variable, largement assise sur des critères de performance financière, en représentait près de 30%, tandis que la rémunération en actions représentait près de la moitié de la somme totale. Autrement dit, les dirigeants du CAC40 avaient un intérêt pécuniaire personnel direct à prioriser la satisfaction leurs actionnaires.
6,1 millions de dividendes pour l’ex PDG de L’Oréal
Ces patrons récoltent encore aujourd’hui les fruits de leurs efforts. À court terme, leurs rémunérations se sont envolées, totalement alignées sur le cours en bourse de leur groupe et de plus en plus déconnectées de la réalité financière de leurs salariés. À long terme, ils ont fini par accumuler au fil des ans une quantité appréciable d’actions de leurs propres entreprises. Et qui dit action dit versement de dividendes. Dans le cadre de la dernière édition de CAC40 : le véritable bilan annuel, nous avons estimé le montant des dividendes touchés sur les profits 2021 par les dirigeants du CAC40 (en laissant de côté le cas particulier des PDG comme Martin Bouygues qui sont aussi les actionnaires majoritaires de leur groupe via leur holding familiale).
Les sommes varient très fortement, de quelques dizaines de milliers d’euros à quelques millions. En tête de classement, on trouve surtout des présidents de conseil d’administration et anciens dirigeants de leur entreprise comme Charles Edelstenne de Dassault Systèmes (13,5 millions d’euros touchés en 2021) et Maurice Lévy de Publicis (11,6 millions d’euros). Jean-Paul Agon émargeait à la troisième place avec une rente annuelle de 6,1 millions d’euros de dividendes sur ses actions L’Oréal. Benoît Potier figurait également en bonne place avec 1,5 millions d’euros sur ses actions Air Liquide. Le PDG de Schneider Electric Jean-Pascal Tricoire a touché quant à lui 2,3 millions d’euros de dividendes, tandis que le président du conseil d’Axa Denis Duverne 2,5 millions, et le DG de l’assureur Thomas Buberl empochaient plus de 1 million d’euros.
En installant dans leur groupe l’habitude de verser des dividendes toujours en augmentation d’une année sur l’autre, les patrons du CAC40 se sont assurés de toucher une confortable rente annuelle – qui s’ajoute à leur retraite normale et à leur retraite chapeau. Du même coup, ils ont aussi fait gonfler leur patrimoine. On parle beaucoup des patrons milliardaires du CAC40 – les Arnault, les Bouygues, les Pinault, les Mittal. Juste en dessous d’eux, beaucoup de patrons du CAC40 sont progressivement devenu multi-millionnaires au fil de leur carrière, jusqu’à rejoindre au moment de leur retraite les rangs des grandes fortunes françaises. Les seules actions L’Oréal accumulées par Jean-Paul Agon représentent aujourd’hui un patrimoine de 500 millions d’euros. Les actions Air Liquide de Benoît Potier valent 78 millions d’euros. Quant au PDG de Schneider Electric Jean-Pascal Tricoire, ses actions dans l’entreprise pèsent aujourd’hui 117 millions d’euros.
Des dirigeants acquis à la réforme des retraites
Très bien lotis par rapport aux autres retraités actuels et futurs, les patrons du CAC40 sont favorables à la réforme au forceps voulue par Emmanuel Macron. Dans le cadre des Rencontres d’économiques d’Aix de 2021, le PDG d’Air Liquide Benoît Potier avait plaidé pour une nouvelle réforme, mais après les élections présidentielles, tout comme l’ex PDG d’Orange Stéphane Richard, au contraire de Thomas Buberl d’Axa – directement intéressé au sujet comme on l’a vu – qui voulait une réforme tout de suite. Il semble que le même débat ait parcouru les milieux patronaux cet automne, l’AFEP (Association des entreprises françaises privées, qui représente les grands groupes) ayant même tapé du poing sur la table, jugeant le Medef trop « mou » sur le sujet des retraites. « La réforme des retraites est une réforme urgente et indispensable mais le Medef procrastine pour des raisons de paix sociale », a-t-on déploré du côté de la puissante association patronale, dans le conseil d’administration de laquelle siègent les néo-retraités Jean-Paul Agon et Pierre-André de Chalendar.
Ce dernier s’est d’ailleurs fait depuis des années le chantre de l’augmentation des aides aux entreprises, estimant que le vrai sujet était la « poursuite des réformes » pour réduire la « dépense publique ». Cela semble exactement la ligne du gouvernement, qui n’a cessé ces dernières semaines de lier poursuite des soutiens financiers aux grandes entreprises – directs comme en matière d’industrie verte ou indirects avec la poursuite des baisses fiscales – et réduction des dépenses sociales (lire notre tribune dans Le Monde : « Le projet de réforme des retraites confirme que l’Etat-providence est mis au service du secteur privé »).
En plus de faire pencher la balance des dépenses publiques toujours plus en faveur des aides aux secteur privé, la réforme des retraites a encore un autre intérêt pour le CAC40 : celui de faire grossir, à mesure que les salariés seront poussés vers les systèmes de retraites par capitalisation, les fonds à disposition des grands acteurs financiers français pour investir sur la place parisienne. Et de continuer à alimenter ainsi la machine infernale de la bourse, des dividendes et des rémunérations patronales. Avec la réforme des retraites, ce sont bien deux choix de société radicalement différents qui s’opposent.
Article paru dans « L’Observatoire des multinationales », sous la plume de Olivier Petitjean.