Beaucoup d’entre nous pensions et même avions soutenus que la province s’était au mieux «neutralisée », face à la Commune de Paris en 1871. Mais comme le démontre Jules Guesde en 1877, s’appuyant sur le nombreux faits, ce ne fût pas le cas, tout au contraire.
Jules Guesde, militant infatigable, est l’un des premiers à introduire la pensée marxiste en France et à vouloir organiser le monde ouvrier dans un parti politique (le Parti Ouvrier Français) afin de s’opposer au capitalisme. Malgré son intransigeance et son « dogmatisme », Jean Jaurès choisit de s’allier avec lui. Le Parti socialiste, ou Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), est né en 1905 d’un compromis difficile entre un pôle marxiste révolutionnaire, incarné par Jules Guesde (1845-1922), et un pôle plus réformiste, porté par Jean Jaurès (1859-1914).
Jules Guesde sera « perdant » : la disparition du POF et son adhésion au Parti socialiste, l’amènera au gouvernement en tant que ministre, à trahir les idéaux internationalistes et à soutenir l’effort de guerre en 1914-1918, et à refuser de rallier les bolcheviques, en 1920, lors de la scission du congrès de Tours. ( à lire, une biographie de Jules Guesde : « L’anti-Jaurès ? » de Jean-Numa Ducange)
LE 18 MARS EN PROVINCE : Vive la Commune ?
Combien ignorent – même en France – non seulement ce qu’a été, mais s’il a existé un mouvement communaliste en province, correspondant au mouvement de Paris et l’appuyant, soit matériellement, soit moralement !
C’est cette lacune – dont il serait trop long d’exposer les causes multiples – que je vais essayer de combler, non pas sans doute aussi complètement que le mériterait cette page très consolante de notre histoire révolutionnaire – il faudrait pour cela des volumes – mais suffisamment pour réduire à néant les calomnies intéressées d’après lesquelles l’explosion ouvrière de 1871 n’aurait pas dépassé les fortifications de l’ex-capitale et aurait été désavouée, condamnée par le reste du pays.
Ce n’est que le 20, le 21 même dans certains départements, qu’on apprit les événements du 18, c’est-à-dire l’attaque nocturne des canons de Montmartre, la résistance victorieuse de la garde nationale et la retraite à Versailles du gouvernement de MM. Thiers, Jules Favre, Ernest Picard, Jules Simon, etc.
Dans cette dépêche – véritable chef-d’œuvre de mensonge – l’exécution des généraux Clément Thomas et Lecomte qui, outre qu’elle s’expliquait amplement par les antécédents et la conduite présente des « victimes », n’était, en réalité qu’un incident dû à l’exaspération populaire, cette double exécution, dis-je, était présentée comme une mesure réfléchie, ordonnée par le Comité central dont elle inaugurait et caractérisait en même temps l’avènement au pouvoir.
« L’armée de l’ordre », d’autre part, qui n’existait plus que sur le papier, était donnée comme forte de 40.000 hommes et comme en mesure de prendre immédiatement sa revanche d’un échec provisoire. Et malgré cela, sans attendre même d’être renseigné sur les hommes, en majeure partie inconnus, qui siégeaient à l’hôtel de ville, Lyon d’abord, puis successivement Saint-Etienne, Le Creusot, Marseille, Toulouse, Narbonne et Limoges se soulevèrent aux cris de : Vive Paris ! A bas Versailles ! et proclamèrent leur Commune. Lyon, qui devait prendre de nouveau les armes le 30 avril et sceller cette fois de son sang sa solidarité révolutionnaire avec Paris, Lyon, par suite de la défection de ses radicaux bourgeois, fut réduit sans coup férir le 25 mars. Le Creusot, dont le maire était un ouvrier, Dumay, eut le même sort le 26, et Saint-Etienne le 28. Marseille tint plus longtemps, jusqu’au 4 avril, et eut les honneurs d’un bombardement de douze heures, suivi des premières exécutions sommaires de prisonniers. Toulouse, qui, si elle avait seulement tenu une semaine, eût entraîné une insurrection générale de tout le Midi, et qui malheureusement avait compté sur son préfet, M. Duportal, exclusivement préoccupé de sauver sa préfecture, Toulouse succomba le 27, entraînant dans sa chute Narbonne, dont l’héroïque Digeon ne put, malgré la collaboration ardente de l’élément féminin, que prolonger jusqu’au 31 la résistance désormais inutile.
D’autres mouvements, à Perpignan le 25 mars, a Grenoble le 16 avril, à Bordeaux le 16, le 17 et le 18, à Périgueux le 12 et le 13, à Cuers le 31, à Foix, à Varilhes, etc., tendant presque tous à empêcher le départ des soldats et des canons destinés au nouveau siège de Paris, n’eurent pas un meilleur résultat. Mais pour n’avoir pas réussi – nous dirons plus tard pourquoi – ces diverses tentatives armées n’en sont pas moins concluantes : elles témoignent que, dans les villes surtout, les revendications parisiennes étaient comprises et encouragées.
Dès le 23 mars, se souvenant de l’empressement avec lequel, en 1848, les gardes nationales de tous les points de France avaient apporté leur part de plomb contre les insurgés de Juin, l’Assemblée dite nationale invoqua le secours de ses électeurs départementaux contre ce qu’elle appelait « une poignée de factieux ».
Pour faire appel à vos courages – portait la proclamation au peuple et à l’armée – pour réclamer de vous une énergique assistance, vos représentants sont unanimes.
Le 24, une loi fut votée, par 449 voix contre 79, ainsi conçue :
Considérant que la représentation nationale est placée sous la sauvegarde de la France entière et que, dans les circonstances actuelles, le pays doit s’unir à l’armée pour repousser le désordre ;
L’Assemblée nationale décrète : Chaque département tiendra à la disposition du gouvernement un ou plusieurs bataillons de volontaires, choisis de préférence parmi les hommes ayant déjà servi dans l’armée, la marine ou la garde mobile, ou appartenant à la garde nationale.
De son côté, le ministre de l’Intérieur télégraphiait à ses préfets : Une portion considérable de la population et de la garde mobile nationale de Paris sollicite le concours des départements pour le rétablissement de l’ordre. Formez et organisez des bataillons de volontaires pour répondre a cet appel et à celui de l’Assemblée nationale,
Et quel fut le résultat de ces appels aussi réitérés que désespérés ? Les registres d’enrôlements ouverts dans toutes les préfectures ne donnèrent pas cent hommes par département. En vain la solde est-elle portée a 1 franc, à 1 fr. 50, plus les vivres de campagne ; en vain y ajoute-t-on l’attrait irrésistible de l’épaulette ; en vain menace-t-on de faire partir de force, au moyen d’une loi spéciale, ceux qui refusent de marcher de leur plein gré, les volontaires continuent à faire défaut, ou, s’ils se présentent, c’est, comme à Bayonne, « pour défendre la République contre ses ennemis, quels qu’ils fussent ou d’où qu’ils viennent », ou, comme à Besançon, le 4° bataillon de la garde nationale, pour « voler au premier signal au secours de Paris ».
Il en fut ainsi de tous les efforts du même genre qui furent tentés pendant toute la durée du siège et dont aucun n’aboutit. De telle sorte que l’on dut même renoncer à constituer à l’Assemblée la garde d’honneur dont elle avait fini par se contenter, ainsi qu’il résulte de l’avis suivant publié par le Journal officiel à la date du 14 avril :
L’organisation de ce corps – recruté parmi les officiers de l’ancienne garde mobile – ayant rencontré des difficultés, l’administration informe messieurs les officiers qu’il ne sera plus reçu à l’avenir aucun engagement.
Pour se former une armée contre Paris, la réaction versaillaise fut obligée d’employer les moyens coercitifs en transportant en Afrique les régiments qui, comme le 88° de ligne et le 24° de chasseurs, refusèrent de se battre pour elle, ou en spéculant sur le « mal du pays » de nos prisonniers d’Allemagne qui n’étaient admis à rentrer que contre l’engagement de tourner contre leurs compatriotes la liberté et les armes qui leur étaient rendues.
Voila qui est clair, ce me semble, et achève d’indiquer de quel côté étaient les sympathies, les voeux de la province, des campagnes.
La France départementale, cependant, ne s’en tint pas là ; et c’est directement, explicitement, que, jusqu’à l’écrasement final, elle interviendra en faveur de Paris contre Versailles.
Pour ne rien dire des pétitions, toutes plus ou moins favorables à la cause pour laquelle Paris luttait et saignait, qui affluèrent à Versailles dès le 25 mars, et qui inspirèrent tant d’effroi à la majorité rurale que, d’une part, par sa circulaire du 23 avril, le « républicain » Dufaure ordonnait de déférer aux tribunaux leurs signataires pour crime de « conciliation » et que, de l’autre, les commissions municipales, dont elles émanaient en grande partie, furent jugées indignes de présider au renouvellement des conseils municipaux et eurent à céder en bloc la place aux anciennes municipalités de l’Empire d’avant le 4 Septembre, la seule fois où la parole fut donnée au pays, c’est-à-dire le 30 avril, le pays n’hésita pas à faire aux « insurgés » un rempart de ses votes,
Partout, en effet, le scrutin – de municipal qu’il était – fut élargi, transformé en un véritable plébiscite pour ou contre Paris, pour ou contre Versailles ; et dans l’immense majorité de nos trente-six mille communes, ce fut Paris qui sortit triomphant des urnes, lorsque, comme à Rochefort, on ne trouva pas plus simple d’inscrire sur le bulletin de vote, aux lieu et place d’un nom de candidat, ce seul mot : « Commune de Paris. »
Aussi le lendemain de ce vote, presque inespéré, que voit-on ?
1. Les nouveaux élus s’adressent à l’Assemblée versaillaise pour la sommer d’avoir à faire la paix avec Paris, à proclamer la République, à se dissoudre, son mandat étant expiré. Quant au chiffre de ces adresses, identiques dans le fond, sinon dans la forme, on en aura une idée lorsque l’on saura que dans un département, qui est loin d’être des plus avancé, dans l’Ardèche, de l’aveu du préfet, il se trouva dix-sept conseils municipaux pour les signer et les envoyer à qui de droit. Dans d’autres départements plus rouges, comme l’Hérault, par exemple, sur trois cents et quelques communes, c’est à peine si un tiers s’abstinrent.
2. Deux congrès – toujours de délégués des nouvelles représentations communales – furent décidés, « dans le but, disait le manifeste du comité d’initiative, de délibérer sur les mesures les plus propres à terminer la guerre civile, à assurer les franchises municipales et à consolider la République ». Celui de Bordeaux, fixé au 10 mai, et dit de la Ligue patriotique des villes républicaines, parce que les villes seules y étaient convoquées à raison d’un conseiller municipal par vingt mille habitants, n’eut pas lieu, il est vrai, à la suite d’une note menaçante du Journal officiel se terminant ainsi :
Les déclarations publiées en même temps que leur programme par les membres du comité d’organisation établissant que le but de l’association est de décider outre l’insurrection d’une part et le gouvernement et l’Assemblée de l’autre, et substituant ainsi l’autorité de la Ligue à celle de l’Assemblée nationale, le devoir du gouvernement est d’user des pouvoirs que lui confère la loi du 10 août 1838 (la dissolution par la force). C’est un devoir auquel on peut être assuré qu’il ne faillira pas. Il trahirait l’Assemblée, la France et la civilisation en laissant se constituer, à côté des pouvoirs réguliers issus du suffrage universel, les assises du communisme et de la rébellion.
Ici encore, le courage de la province ne fut pas à la hauteur de sa bonne volonté, quoiqu’il ne manquât pas de journaux, comme les Droits de l’homme, de Montpellier, pour demander qu’on passât outre au veto gouvernemental et qu’on opposât la force à la force.
Le congrès de Lyon, dit des Municipalités, et ouvert à toutes les communes tant rurales qu’urbaines, fut tenu, lui, le 14, Versailles n’osant et ne pouvant rien «contre les vingt et quelques bataillons de la garde nationale du Rhône qui s’étaient offerts à le protéger contre toute violence. Et bien que la veille un télégramme mensonger eût été envoyé aux diverses municipalités de l’Allier, de la Gironde, des Alpes-Maritimes, de la Savoie, de la Drôme, etc., leur affirmant que le « congrès n’avait pas lieu », seize départements s’y firent représenter. Ce sont : l’Ardèche, les Bouches-du-Rhône, le Cher, la Drôme, le Gard, l’Hérault, l’Isère, la Loire, la Haute-Loire, la Nièvre, les Pyrénées-Orientales, le Rhône, Saône-et-Loire, la Savoie, le Var et Vaucluse. Il dura trois jours et voici la résolution qui fut adoptée à l’unanimité et portée à son adresse par cinq délégués :
Au chef du Pouvoir exécutif de la République française et à la Commune de Paris :
Les délégués, membres des conseils municipaux des seize départements réunis a Lyon.
« Au nom des populations qu’ils représentent, affirment la République comme le seul gouvernement légitime et possible du pays, l’autonomie communale comme la seule base du gouvernement républicain, et demandent :
La cessation des hostilités;
La dissolution de l’Assemblée nationale dont le mandat est expiré, la paix étant signée ;
La dissolution de la Commune;
Des élections municipales dans Paris;
Des élections pour une Constituante dans la France entière. »
Dans le cas où ces résolutions seraient repoussées par l’Assemblée ou par la Commune, ils rendraient responsable devant la nation celui des deux combattants qui refusait et menacerait ainsi de donner à la guerre civile de nouveaux aliments.
Dans cette pièce – comme on le remarquera – la dissolution de la Commune n’est demandée qu’après la dissolution de l’Assemblée de Versailles : ce qui ne laisse pas que d’être significatif.
Dans plusieurs départements, aux délégués expédiés à Lyon on ajouta des délégations particulières envoyées seulement à Versailles avec la mission d’arracher Paris au cercle de fer et de feu qui l’étreignait.
Celle de l’Hérault ne comptait pas moins de seize membres revêtus du mandat régulier de plus de cinquante conseils municipaux du département. A leur départ de Montpellier, le 11, ils furent accompagnés à la gare par plus de 15.000 personnes criant ! Vive Paris! Sauvez Paris ! Treize d’entre eux, malgré leurs protestations, furent arrêtés militairement à Saincaize, près Nevers, et gardés trois jours entiers en prison. Ce qui ne les empêcha pas, aussitôt libres, de poursuivre leur voyage, mais ce qui fut cause qu’ils arrivèrent trop tard, lorsque déjà, entrés par trahison, les massacreurs de l’Ordre étaient maîtres de Montmartre et d’autres points stratégiques de la première importance.
Le projet de transaction dont ils étaient porteurs ne différait d’ailleurs guère de celui qui avait été arrêté par le congrès de Lyon, mais il insistait sur la réunion à Paris même de la nouvelle représentation nationale. Et le rapport qu’ils publièrent à leur retour, en pleine orgie de répression, devait, comme celui du congrès, être écrasant pour Versailles, convaincu de « n’avoir jamais voulu d’autre solution au conflit que celle du canon ».
À l’appui des sentiments communalistes de la France provinciale, je devrais également citer les rapports adressés par les préfets et les présidents de Cours d’appel à la fameuse Commission d’enquête sur les événements du 18 Mars. Etant donné la source peu suspecte dont ils émanent, ils suffiraient à eux seuls à trancher la question que j’ai voulu élucider.
La basse classe, notamment la classe ouvrière, faisait publiquement des vœux pour le triomphe de la Commune, écrit le président de la cour de Besançon.
Les agriculteurs y sont pauvres [dans les Basses Alpes] – écrit le président de la cour d’Aix – ils n’ont pas bougé, mais ils ont envoyé de nombreux émissaires à Marseille ; on en a suivi avec anxiété les diverses péripéties et l’on n’attendait que la nouvelle d’un succès mieux assuré pour proclamer la Commune.
Le langage du président de la cour de Bourges n’est pas différent :
« Je constate avec douleur que sur plusieurs points du ressort, et plus particulièrement dans le Cher et la Nièvre, l’exécrable tentative de la Commune a soulevé des sympathies et des espérances ardentes. A Vierzon, les vœux et les espérances étaient pour le succès de la Commune, on l’attendait…» etc. »
Mais, si instructives que soient ces citations, je suis obligé de les interrompre. J’ai hâte d’arriver à un événement qui, mieux que quoi que ce soit, nous donnera la mesure des dispositions des départements – je veux parler des élections législatives complémentaires du 2 juillet.
A cette date, en effet, il y avait plus d’un mois que la Commune était tombée avec ses derniers défenseurs. La terreur était partout, par l’état de siège qui pesait sur quarante-deux départements, par les conseils de guerre qui commençaient leur sinistre besogne et par les pontons où continuaient à s’entasser les « suspects ». D’un autre côté, les vaincus, selon l’usage, étaient l’objet des calomnies les plus atroces déversées sur eux à flots par une presse immonde qui ne reculait même pas devant des faux matériels. Et, cependant, sur les quarante-cinq départements qui, en dehors de celui de la Seine, furent appelés à voter, trente-deux se prononçaient à une immense majorité contre les vainqueurs, reprenant pour leur compte, sinon la totalité, au moins une notable fraction des revendications parisiennes.
Sur les quatre-vingt-douze élus, soixante-seize, réunissant plus d’un million et demi de suffrages, étaient radicalement antiversaillais. Pour qu’on ne pût s’y tromper, en tête venaient : Ferrouillat, un des délégués du congrès de Lyon, dans les salons de qui s’était tenu le congrès ; Gazot, autre délégué du même congrès pour le Gard ; Foucaud, de Bordeaux, que la démocratie girondine avait envoyé à Versailles protester contre le bombardement de Paris ; Ordinaire, dont les agissements communalistes n’étaient ignorés de personne, etc.. Ailleurs, comme à Bourges, les candidats qui, dans leur profession de foi, avaient revendiqué « comme le principal honneur de leur vie » leurs démarches en faveur de Paris, « n’étaient éloignés du succès que de deux à quatre mille voix ». Et le mandat de tous, auquel ils manquèrent d’ailleurs, portait expressément : amnistie pour tous les faits se rattachant à la Commune et dissolution de l’Assemblée qui venait de reprendre Paris sur les Parisiens.
Il est donc absolument incontestable que, en 1871, il n’y a pas eu divorce entre la démocratie parisienne et la démocratie départementale, et que celle-ci, qui a pu manquer réellement d’énergie, était en masse favorable aux « fédérés ».
Tout ce que l’on peut dire, c’est que c’était, moins le côté socialiste que le côté politique de la Commune, c’est-à-dire sa revendication de la République et de l’autonomie communale, qui était acclamé par la province. Mais qui ne comprend que, ces deux points obtenus, les grandes villes où domine l’élément ouvrier, devenues maîtresses absolues de la force publique, de leur administration et de leur législation, la révolution économique n’eût plus été qu’une question de mois, sinon de semaines ?
Que, maintenant, dans de pareilles conditions, complices comme ils l’étaient en majeure partie de Paris, les départements n’aient pas réussi, je ne dis pas à le faire triompher, mais seulement à le sauver, c’est ce qui, au premier abord, je l’avouerai, peut paraître inexplicable, et c’est ce que s’expliquent cependant aisément ceux qui ont été mêlés aux événements de cette époque.
Cet insuccès peut se ramener, a mon avis, à trois causes principales :
C’est d’abord l’occupation de plus d’un tiers du territoire par les armées impériales et royales de Sa Majesté Guillaume – occupation qui paralysait les meilleurs citoyens et qui, à Paris même, faisait dire le 15 mars, par de futurs fédérés à celui qui écrit ces lignes, que la lutte, considérée d’ores et déjà par tous comme inévitable, ne s’engagerait pas, en tout cas, avant l’évacuation du territoire. N’eût été la crainte d’un retour offensif des troupes prussiennes, annoncé, qui plus est, à plusieurs reprises par les journaux de l’ordre, toute la vallée du Rhône, au moins, eût sauté comme un baril de poudre.
C’est ensuite l’attitude et le langage de « l’extrême gauche » de l’Assemblée de Versailles, des Louis Blanc et autres proscrits de la République de 48 et de l’Empire dont le prestige était encore intact, et qui ne cessaient de proclamer avec M. Thiers que la République n’était mise en péril que par les insurgés, et invoquaient à l’appui de leur assertion leur propre présence dans les rangs des bombardeurs de Paris. Que ces misérables – élus pour la plupart par la population parisienne – eussent dit un mot, fait un geste ; qu’ils se fussent – comme c’était leur devoir de mandataire, et comme le leur demandait le Comité central républicain de Lot-et-Garonne -transportés collectivement dans l’ex-capitale, au milieu de leurs électeurs, en appelant à leur aide la démocratie des départements ; et la prise d’armes eût été générale d’un bout de la France à l’autre ; l’Assemblée, réduite à sa majorité monarchiste, eût été balayée en moins d’une semaine, presque sans effusion de sang.
Depuis le 4 Septembre enfin, sinon en droit, du moins en fait, par suite surtout du gouvernement central enfermé dans Paris, les communes douées de quelque initiative jouissaient de l’autonomie la plus complète. Là où les travailleurs étaient en majorité, ils s’étaient, comme à Cette, à Béziers, par exemple, emparés de la mairie, administrant, en qualité de commission municipale, la localité qu’ils dominaient encore en tant que garde nationale. Et sans se rendre compte qu’avec l’écrasement de Paris un pareil état de choses ne durerait pas, ne pouvait pas durer, on se demandait ce que à s’insurger on pourrait, même victorieux, obtenir de plus que ce que l’on avait,
Il n’était pas jusqu’à la Commune qui ne favorisât cette disposition funeste en présentant la révolution accomplie le 18 mars comme exclusivement parisienne, municipale ; en même temps que, par ses déclarations répétées que ses seules forces suffiraient à avoir raison de Versailles, elle retint l’arme au pied, une foule de braves gens qui se fussent fait, au contraire, un devoir d’intervenir à coups de fusil, si on leur avait dit franchement ce qu’il en était, c’est-à-dire que la victoire n’était possible qu’au prix de leur entrée en ligne.
Telles sont – je le répète – les raisons de la défaite d’un mouvement qui avait pour lui plus des deux tiers du pays, et il n’y en a pas d’autres. Messieurs les conservateurs pourront s’en convaincre en temps et lieu.
(Die Zukunft, 1877.)