En Cisjordanie, les colons et les militaires israéliens terrorisent les bergers
La guerre que mène Israël contre les Palestiniens ne touche pas que Gaza. Près d’Hébron, la plus grande ville de Cisjordanie, des colons soutenus par l’armée mènent la vie dure aux bergers locaux.
Masafer Yatta (Palestine), reportage publié dans la revue Reporterre
C’est le premier jour du Ramadan à Masafer Yatta, au sud d’Hébron en Cisjordanie, et le premier jour de jeûne pour Ibrahim. Il fait beau en ce 10 mars pendant que le berger sort ses moutons de leur enclos, mais un vent frais souffle sur les collines verdoyantes. Le visage tanné par le soleil, orné d’une barbe blanche, Ibrahim scrute les alentours – un danger pèse sur sa vie et sur celle de son troupeau.
La veille, plusieurs colons israéliens, vêtus d’uniformes de l’armée, sont venus le contrôler alors qu’il rentrait le troupeau avec son fils, rejoints par sa femme et leur fille. « Ils ont braqué leurs fusils sur nous, nous ont fait nous allonger sur le ventre, par terre… avant de m’asséner des coups de crosse dans le dos », dit-il d’une voix qui cache mal sa peine.
Ibrahim, éleveur de Wadi Jheich, pose devant son troupeau de moutons et devant la tour de guet des colons israéliens. © Philippe Pernot / Reporterre
Alors que le mois sacré de l’Islam est normalement une période de festivités et de réjouissances, le cœur d’Ibrahim est lourd. Il tente de calmer ses pensées en s’asseyant près des moutons, qui paissent paisiblement l’herbe tachetée de fleurs printanières. Symbole omniprésent de l’occupation israélienne de la Cisjordanie, une tour de guet militaire se dresse à une centaine de mètres du hameau de Wadi Jheish qu’il habite avec sa famille. « Avant la guerre, il y avait des problèmes, mais on pouvait accéder à la plupart de nos terres. Directement après le 7 octobre [jour de l’attaque par le Hamas qui a causé 1 160 morts], [les colons] ont construit cette tour et nous attaquent dès qu’on sort nos bêtes, afin de nous confisquer nos pâturages », explique Ibrahim d’une voix éreintée.
Des activistes israéliens présents pour « dissuader les colons »
Alors que 700 000 colons vivent dans 300 colonies et avant-postes, disposent de routes neuves, de droits civils et de financements étatiques — illégalement selon le droit international mais avec le soutien de l’État israélien — les Palestiniens sont isolés les uns des autres par 700 checkpoints et blocages de routes. Depuis l’attaque du Hamas et la riposte meurtrière sur Gaza, les colons se déchaînent sur les paysans vivant en Cisjordanie occupée, avec l’aval voire la participation de l’armée.
Ibrahim ne peut plus faire brouter son troupeau vers l’Est, où s’étend une colonie, ni vers l’ouest, où la tour scrute leur moindre mouvement – il leur reste seulement un petit vallon près d’une route. Aujourd’hui, il est accompagné de ses deux fils ainsi que de deux activistes israéliens, venus lui prêter main forte.
« On est là pour documenter les violations, et pour dissuader les colons de l’attaquer », explique Miriam (le prénom est modifié), la quarantaine, qui s’entretient avec Ibrahim via un mélange d’arabe et d’hébreu. C’est que les colons rebroussent souvent chemin quand ils découvrent la présence de journalistes et d’observateurs – même si ces derniers ont déjà été la cible d’attaques, eux aussi.
Bergers/colons
Tirs à belles réelles, coups, insultes, destructions : pour les 3 500 habitants palestiniens de Masafer Yatta, chaque jour amène un nouveau danger. Une cinquantaine d’activistes internationaux et israéliens, majoritairement juifs, se relayent pour protéger les éleveurs et Bédouins des incursions des colons, de l’armée et de la police israélienne. Ils dorment chez les habitants les plus à risque, accompagnent les bergers, et se rendent en urgence sur les lieux quand un incident éclate – plusieurs fois par jour.
En milieu d’après-midi, un éleveur de Sousya, hameau voisin, sonne l’alarme : des colons approchent. Trois activistes arrivent aussitôt en voiture et documentent les faits. « Les Palestiniens sont tous des terroristes, nous devons occuper leurs terres ! » hurle le plus jeune des colons, d’environ une dizaine d’années, quand il envahit la zone palestinienne avec son troupeau pendant que d’autres regardent de loin, armés et prêts à intervenir. « C’est la nouvelle tactique des colons depuis deux ans, c’est très intelligent : avec un seul troupeau, ils peuvent terroriser des Palestiniens sur des kilomètres, tout en prétextant être de simples éleveurs », explique Alma, une activiste israélienne.
Le berger palestinien enjoint un garçon-colon de partir mais n’ose pas s’approcher, par peur de se faire tirer dessus. Il appelle la police militaire israélienne, qui arrive un peu plus tard. Le jeune colon s’éloigne, la police prend la déposition du berger, et lui propose de porter plainte. « Mais comme les tribunaux innocentent systématiquement les colons, tout le monde sait que cela ne sert à rien », soupire Alma. « Et ils envoient systématiquement des jeunes mineurs pour échapper aux poursuites. » Ce sont ceux que l’on appelle les « Hilltop Youths » (« Jeunes des sommets »), une organisation de colons qui prennent d’assaut les collines palestiniennes avec leurs troupeaux, y construisent des avant-postes et des fermes.
Expulsions et destructions en pagaille
Le même jour, l’armée israélienne démolissait une maison dans un village non loin, sans que Reporterre ne puisse se rendre sur place. Une colonie ou un avant-poste militaire s’installera à sa place. Masafer Yatta est en zone C, sous contrôle militaire israélien (comme 61 % de la Cisjordanie), et une large partie désignée comme « zone de tir » ou d’entraînement de l’armée. Il est interdit aux Palestiniens d’y construire la moindre structure – et à défaut, elle peut se faire démolir. C’est ainsi que le gouvernement de Benjamin Netanyahou a décidé d’expulser plus de 1 000 habitants de leurs maisons à Masafer Yatta l’an dernier.
« Nous avons été chassés de nos terres à Arad (aujourd’hui en Israël) en 1948 puis du sommet de la colline en 1982, notre village entier a été rasé plusieurs fois — mais nous sommes toujours revenus », témoigne Awdeh Hathaleen, jeune activiste et enseignant de Umm al-Kheir. 109 maisons y auraient été démolies et reconstruites depuis 2007. Le hameau de 300 âmes ressemble à un bidonville tant il est coupé de tout ; à une dizaine de mètres seulement se dressent les maisons aux toits rouges de la colonie Carmel. « C’est ça l’apartheid : les colons ont l’eau, l’électricité, la sécurité et tous les droits, et quelques mètres plus loin, nous en sommes totalement exclus » soupire-t-il. Les activistes racontent que, quand un jeune colon a assassiné un jeune Palestinien en début d’année à Umm al-Kheir, la police lui a seulement confisqué son pistolet.
« Nous sommes livrés à nous-mêmes »
« Il faut comprendre que les colons ne sont que la pointe de l’iceberg d’un système colonial et génocidaire », affirme Awdeh. « Ils sont non seulement protégés par l’armée et la police, mais aussi financés et armés par le gouvernement. » Les ministres Itamar Ben Gvir et Piotr Smotrich vivent dans des colonies et codirigent des organisations de colons qui soutiennent les « Hilltop Youth ».
Des organisations internationales et israéliennes comme Human Rights Watch, Amnesty et B’Tselem dénoncent, elles, le « régime d’apartheid » israélien en Cisjordanie. Seuls 18 % de la Cisjordanie sont sous le contrôle effectif de l’Autorité Palestinienne de Mahmoud Abbas, elle-même accusée par de nombreux Palestiniens de collaborer avec l’occupation.
L’État a distribué aux colons 300 fusils d’assaut
« Le 7 octobre, les colons et l’armée ont bloqué toutes les routes et nous ont interdit de sortir de nos villages pendant plus de trois mois », s’indigne Awdeh. « Nous sommes livrés à nous-mêmes, et ce n’est pas l’Autorité qui va venir nous aider », soupire-t-il. Incapables de cultiver leurs champs, de sortir leurs bêtes et d’aller se ravitailler, les habitants de Masafer Yatta ont survécu grâce aux livraisons d’aide humanitaire d’organisations solidaires.
Aujourd’hui encore, de nombreuses routes sont fermées, nous forçant à des détours ubuesques par des chemins de terre pour rejoindre les villes et villages alentour. Un éleveur d’Umm al Kheir a abandonné : ses moutons broutent le peu d’herbe qui pousse entre les masures du hameau, entourés d’enfants qui jouent dehors.
« Masafer Yatta est une région stratégique pour les colons, car elle permet de rogner le territoire palestinien par le sud et de se connecter aux colons de la vallée du Jourdain » affirme Jamil Jamal, directeur de Stop the Wall, une organisation palestinienne qui documente la construction du mur de séparation et des colonies. « La tactique des colons-éleveurs est assez récente, elle permet à l’État israélien d’échapper aux sanctions : il est plus facile pour les Occidentaux de sanctionner quelques colons individuels que l’État entier », explique-t-il.
En effet, l’Union européenne et les États-Unis ont émis des interdictions de voyage pour une dizaine de colons « ultraviolents » en décembre et en mars. La France a renchéri le 13 février en imposant une interdiction administrative du territoire français à l’encontre de vingt-huit « colons israéliens extrémistes ».
Un colon en uniforme de soldat, faisant partie de la milice de sécurité de la colonie Ma’on, observe les collines alentours.
La colonisation de la Cisjordanie est illégale à l’égard du droit international, qui interdit à toute puissante occupante de coloniser ou d’annexer les territoires occupés. Mais, en plus de subventions sur l’électricité et l’eau ainsi que de l’exonération de certains impôts, le gouvernement a distribué 300 fusils d’assaut à des colons directement après le 7 octobre. « La théorie des colons ultraviolents isolés est un leurre, et ces sanctions ne changeront rien en pratique, car elles ne viennent pas affecter la racine systémique et politique de la colonisation », critique Jamal Jamil.
455 Palestiniens ont été tués et presque 8 000 arrêtés en Cisjordanie depuis le 7 octobre, sur ce « troisième front » d’Israël – à côté de Gaza et du Liban. La répression contre les activistes israéliens s’est aussi accrue, à la suite d’une audition à la Knesset (Parlement) le 12 mars ayant pour sujet la criminalisation des « anarchistes » israéliens : plusieurs des activistes que Reporterre a rencontrés ont, depuis, été arrêtés et même interdits d’entrée en Cisjordanie par les autorités.
Alors que la guerre menée par Israël fait rage à Gaza et que la Cisjordanie est en proie aux violences de l’armée et des colons, Reporterre explore les conséquences du conflit sur l’environnement :
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